Mon oncle de Jacques Tati

 

Du 24 au 29 mai 2018Soirée-débat jeudi 24 à 20h30Film français (1958, 1h56) de Jacques Tati
Avec Jacques Tati, Jean-Pierre Zola et Adrienne Servantie

Présenté par Jean-Loup Ballay

 

 

Synopsis : Le petit Gérard aime passer du temps avec son oncle, M. Hulot, un personnage rêveur et bohème qui habite un quartier populaire de la banlieue parisienne. Ses parents,M. et Mme Arpel, résident quant à eux dans une villa moderne et luxueuse, où ils mènent une existence monotone et aseptisée. Un jour que Gérard rentre d’une énième virée avec son oncle, M. Arpel prend la décision d’éloigner son fils de M. Hulot. Il tente alors de lui trouver un travail dans son usine de plastique, tandis que sa femme lui organise un rendez-vous galant avec l’une de leurs voisines…

Silhouette dégingandée, saccades apprivoisées, déséquilibre sans cesse conjuré, feutre mou et raideur mécanique alliée à une politesse vieille France pour saluer dames ou demoiselles, à une distraction apparente dont on ne sait trop si elle n’est pas jeu cocasse avec le réel, subversion élégante et pince-sans-rire d’une modernité tellement sclérosante qu’il faut la mimer jusqu’à l’épuiser, pousser sa logique jusqu’à l’absurde… C’est toujours un plaisir ou au moins une redécouverte, dans Mon oncle, sorti en 1958, que le jeu de Jacques Tati, personnage gracile de BD, masque burlesque mais inexpressif à la Buster Keaton, marginal moins rejeté par la société qu’en minant de l’intérieur les codes, même si l’on ne peut s’empêcher de penser à Charlie Chaplin (l’émotion pathétique et la dénonciation sociale en moins), au Charlot des Temps modernes se battant avec sa clé à molette et ses écrous sur une chaîne de montage face à M. Hulot dans la cuisine entièrement automatisée de sa belle-sœur Mme Arpel : des ustensiles peu préhensibles, des appareils ménagers…électrocutants, un tiroir s’ouvrant et se refermant brusquement comme pour happer une poêle ou une casserole – le monde des objets semblant vivre d’une vie autonome, inquiétante, prêt à se venger de son créateur, dans un délire quotidien digne de Frankenstein

A vouloir éliminer la blessure du hasard ou de l’approximation, tout maîtriser du réel, et s’entourer d’un confort parfait, le grotesque couple Arpel a construit l’instrument de son propre asservissement : une maison de carton-pâte, d’un cubisme ridicule, un décor de cinéma comme on n’oserait plus en exhiber dans les fictions les plus exotiques ou les histoires les plus débridées, avec ses couleurs criardes ou acidulées, roses, vertes, violettes, ses lignes impeccables, ses œils-de-boeuf panopticons surveillant le quartier, ses dalles seules foulées pour préserver l’allée curviligne et jusqu’à cette fontaine-poisson qu’on ne déclenche que pour les invités de marque. Un monde rectiligne, quadrillé, à l’image du gilet du toutou de la famille, parfaitement assorti à l’écharpe de M. Arpel, un univers de voies déjà tracées, de réponses sans questions, de flèches routières, soulignées à la craie sur le sol, annoncées dès le générique par les poteaux indicateurs – un monde qui n’autorise les courbes des cercles-tapis que pour les domestiquer, les circonscrire en hublots ou paillassons, un monde de propreté absolue, entretenue par la maniaquerie maladive de madame, qui époussète les murs ou les pots de cactus autant que ses tapis ou tentures. La nature se venge de l’homme, tels cette fontaine phallique qui se détraque au milieu de la garden-party, obligeant Pichard, le collaborateur d’Arpel à se couvrir de terre en creusant une fosse, ou ces tubes fabriquées par l’usine Plastac, que l’incurie et l’endormissement de Hulot employé par son beau-frère transforment en boudins interminables et inarrêtables. Le clou du spectacle est peut-être cette porte de garage à ouverture automatique et à rayon infrarouge qui se referme sur M. et Mme Arpel, que leur chien délivrera en passant dans le faisceau lumineux après avoir provoqué de sa queue la catastrophe !

Face à ce monde carré et congelé, parcouru de pantins purement sociaux, s’épanouit la poésie d’un vieux quartier, comme un village montmartrois, la maison ouverte et improbable de Hulot, biscornue et archaïque comme un château hanté, étrange et familière comme le palais de dame Tartine, buissonnière et incohérente avec ses baies et coursives ouvertes, ses escaliers étroits, ce 3ème étage qu’il faut atteindre pour monter, non, pour descendre au deuxième : une vie trépidante, des rencontres embarrassées sur un impossible palier, l’activité fébrile du marché à deux pas. La vie dans les années cinquante, ce côté réalisme poétique, avec ses bandes de chiens errants autour des poubelles, son muret effondré, ce vieux réverbère défoncé, la carriole du chiffonnier et surtout ce terrain vague où des gamins crasseux, morveux et dépenaillés inventent des jeux improbables – course-poursuite, escalade sur un vieux pneu – tout un univers à la Doisneau ou à la Prévert – on pense aux belles photos qui émaillent l’album du photographe sur un texte de Cavanna Des doigts pleins d’encre, surtout dans ses dernières pages. Gérard, le fils Arpel, neveu de M. Hulot, un peu raide mais rétif à la rectitude parentale, louvoie entre les deux mondes : comme le chien de la famille s’encanaillant dans les faubourgs avec les canins prolos, il fait le lien entre ses parents et son oncle dont il se sent si proche mais dont le départ pour s’occuper d’usines en province libérera enfin la relation à son père enfin attendri, lequel joue à se cacher et fait preuve d’une fantaisie inaccoutumée à l’aéroport.

Le plus frappant pour moi dans cet inimitable classique du burlesque réside dans l’économie de la parole et du silence. On a tout dit de la poésie de ce film, de ces curieuses synesthésies de la lumière suscitant un chant d’oiseau lorsque s’ouvre la baie vitrée chez M. Hulot, des bruitages qui constituent un véritable décor sonore et mêlent des sons bien réels, et d’autres, enregistrés en studio ou post-synchronisés. En revoyant Mon oncle , ces bribes de paroles, ces borborygmes qui avaient pu m’agacer dans ma jeunesse bavarde, dans Les Vacances de M. Hulot notamment, me semblent aujourd’hui singulièrement signifiants, surtout quand ils se mêlent aux propos des Arpel, des cadres de l’entreprise ou de cette voisine grotesque, caricature assumée d’Hulot, à peine adoucie par son bibi rond et une boule canine, à l’allure de Castafiore et au masque de Cruella que Mme Arpel verrait bien fréquenter, voire épouser son frérot lunaire . Mon Oncle nous offre une formidable satire de ce règne de la « parlote » brocardé par Brel – réduit ici à l’écume de propos mondains, de politesses de voisinage, du jargon ultra-libéral ou de slogans commerciaux.

Comme un insipide bourdonnement, une rumeur profuse et diffuse, l’eau tiède de la vie moderne à quoi s’opposent les onomatopées du quotidien, les rires éclatants des gamins, la faconde d’un balayeur peu efficace, les cris des marchands de beignets, les voix tonitruantes des forains et bonimenteurs, les éclats de couples en souffrance – ces cris de Paris dont la symphonie discordante défie la morale mortifère et l’étouffante pureté des lignes de vie.

Un inventaire surréaliste, ou « à la Prévert » comme on dit, contre « la complainte du progrès » de Boris Vian…

Claude

 https: Boris Vian -La complainte du progrès (1956) //www.youtube.com/watch?v=9PTqTjHs5c0

Une réflexion sur « Mon oncle de Jacques Tati »

  1. Permets-moi d’ajoute un petit bavardage autour de « mon Oncle ».

    Je trouve ton article épatant et je m’autorise à ajouter mon grain de sel par ces lignes qui sont une série de digressions en vrac qui me viennent après t’avoir lu et repensé à ce film que j’aime bien.

    J’aime aussi le voir avec les yeux de maintenant et mes souvenirs lacunaires de ces temps-là. L’époque de « mon oncle » correspond aux débuts récents du formica. Chacun avait à cœur de détruire les traces du passé. Terminé les affreux buffets Henri III et les comptoirs en zinc des bistrots. A la cave les pendules à coucou ! Voici celles de Christian Houriez à la RTF. Chacun la veut dans sa cuisine. Dehors, c’est Versailles et Chambord, Beaulieu qui attirent les regards… pas les châteaux, les voitures. A la radio, les chansons à textes (comme on dit) sont progressivement remplacées par le yé-yé. (C’est-à-dire des chansons sur « des gens qui se téléphonent », comme dit Brel). Les plus jeunes filles font du Hula-Hoop et les garçons comprennent qu’ils n’y arriveront jamais. Alors, ils cherchent autre chose pour pouvoir continuer à faire les malins… Il y a bien le foot avec Kopa, Piantoni, Fontaine, mais le compte n’y est pas. Il ya aussi les « mobs ».
    Et à cette époque, les marteaux-piqueurs du film nous sont familiers, très. À l’idée de modernité qui naguère concernait la connaissance, l’émancipation, le bonheur se substitue celle du progrès technique, de l’innovation et de productivité, et pour chacun … De confort moderne. Ces années sur le plan du confort, tiennent leur promesse. Quoi de mieux qu’une machine à laver ? Et quelle joie d’avoir un transistor.

    À cette époque, c’est aussi la crise du logement, et les cités nouvelles se construisent dans les prolongements des bourgs, en plein champ. Elles donnent à de nombreux couples modestes du baby-boom, l’espoir de ne pas continuer à vivre mal logés. Tati montre bien cet élan vers les blocs parallélépipédiques, qui deviendront après quelques décennies, le chômage aidant « les quartiers » d’aujourd’hui. Quant à la maison des « Arpel » dans « Mon oncle », c’est celle des classes supérieures, elle rassemble tout ce qui est enviable, elle est à la fois la réussite et le confort moderne, le bon goût et l’ordre, et elle indique la position sociale. Elle est l’aspiration de chacun. Comment blaguer avec ça ? Comment en montrer le kitch et la prétention sans méchanceté ? Et c’est tout l’art de Tati de parvenir à rendre compte d’une époque, d’une manière de vivre en étant drôle et critique.

    Cette maison des Arpel, nous en voyons l’intérieur, parce qu’en tant que spectateurs, nous y sommes invités. Si ce n’était pas le cas, nous n’en verrions rien ou nous aurions à la rigueur, droit au « poisson-jet d’eau, ségrégationniste ». Elle est là, derrière ses murs et sa porte de jardin. Et ça aussi c’est « moderne », l’aspiration a « être chez soi » entre les quatre murs de son jardin. Soixante ans après, regardons autour de nous…Tati avait repéré une tendance bien typique.

    Il y a aussi tout ce jeu de courtoisie que tu signales. Et je pense aux couvre-chefs, les casquettes et les chapeaux. La casquette de Gérard était très répandue chez les enfants. Comme beaucoup, j’ai dû porter la même, et il fallait s’arrêter et se découvrir lorsque passait un corbillard; toucher sa visière pour saluer les adultes connus.

    Quant aux petits chiens galopins qui se réunissent pour se promener et jouer, j’ai connu cela, et si vous avez mon âge, vous aussi sans doute, Tati ne l’a pas inventé, il le montre. Et j’ai revu cette scène à Lisbonne au début 2000. Désormais, le monde est ouvert, en revanche, nos espaces privés sont clos et nos chiens tenus en laisse, d’ailleurs, c’est rationnel, on est passé de 6 millions deux cent mille véhicules en 1960 à 40 millions de nos jours (ce qui est une autre rationalité). Tati montrera ce phénomène naissant dans Trafic, mais c’est une autre histoire.

    PS : Madame Arpel, représente avec son amour du confort moderne, la femme à sa place…super ménagère, et à la maison… La femme au foyer c’est l’idéal de tous les messieurs Arpel (riches et pauvres).Choses modernes et idées modernes sont deux choses, bien sûr.

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