L’Armée des ombres

Film mythique sur la Résistance tant de fois projeté à la télévision, « L’Armée des ombres » gagne à être vue au cinéma, tant pour son atmosphère froide et oppressante, accentuée par une image sépia et la couleur automnale des paysages, bleutée des intérieurs que pour une amplification dramatique que l’on n’ose qualifier d’épique : en effet, cet opus de Melville tient moins de la reconstitution historique que de l’hagiographie gaulliste, avec l’apparition quasiment surnaturelle du Général décorant à Londres Gerbier et Jardie, et surtout du film noir virant au fantastique.
On ne voit pas en effet – ou si peu – les Nazis mais, fulgurants, l’arrestation de Félix ou le masque défiguré, tuméfié de Jean-François ou de son ami recruteur après leur torture par un officier allemand : on perçoit des ombres, au sens guerrier de combattants clandestins, comme au sens sépulcral de spectres, de morts-vivants, de combattants promis tôt ou tard au supplice ou à une élimination inéluctable, attestée par le hors-champ du générique final et de la nécrologie en médaillons – Gerbier lui-même refusant cette fois de courir devant le peloton d’exécution… Cette noirceur policière – s’il en est – tient de l’épure car les Résistants sont traqués mais d’une traque souterraine, invisible, imprévisible, à l’image de leur action – le danger pouvant surgir de partout, d’une voiture – celle de la Milice s’arrêtant à la hauteur de Félix pour l’arrêter et l’emmener à la Gestapo, ou celle de camarades transformés en « tueurs » pour éliminer Mathilde la vaillante, la sacrificielle au terme d’une âpre discussion, bien loin de l’épopée « résistante » : soumise par l’Occupant à un odieux chantage car elle a commis l’imprudence de garder sur elle la photo de sa fille, elle doit ou livrer ses camarades ou voir son enfant arrêtée, et peut-être tuée… Dès lors, malgré son dévouement, bien qu’elle ait tenté, en vain, déguisée en infirmière, de sauver Félix, et réussi à arracher Gerbier à la mitrailleuse grâce à une corde miraculeuse, elle doit être éliminée : la décision est prise par Jardie parce qu’elle-même – prétend-il sans en être trop sûr – en prierait ses amis… Oui, si l’on ne peut véritablement parler d’épopée collective, c’est que le combat commun implique une totale dépersonnalisation, par l’action nocturne, la clandestinité, le déguisement, l’oubli des liens familiaux ou amicaux, et bien sûr l’abnégation, fût-elle parfois peu incompréhensible : ainsi de l’apparente lâcheté de Jean-François écrivant à ses amis qu’il ne se sent pas assez fort pour poursuivre le combat mais se dénonçant dans une lettre anonyme aux Allemands pour être emprisonné auprès de Félix et peut-être le sauver…
Pour autant, on ne peut, dénier à ce film paradoxal, une vraie dimension historique, nous parût-elle tronquée ou contestable : on nous montre ici non la résistance communiste, l’action immédiate ou efficace – distributions de tracts ou sabotages en tout genre – mais l’effort permanent de protection des chefs et d’organisation au sommet, même si ce parti-pris relève d’une certaine vision aristocratique, illustrée par le baron : ce personnage pittoresque, voire haut en couleurs, offrant son domaine pour cacher Gerbier ou permettre l’atterrissage de parachutistes, ne le paiera pas moins de sa vie…
Reste une œuvre prenante, palpitante, ce dont témoignent de subtils raccords ou effets de montage : on passe d’une ruelle marseillaise à une agence de théâtre lyonnaise, du couloir d’hôtel londonien parcouru par Gerbier au long corridor de la Gestapo vers la salle de torture où agonise Félix. Terrible image de la vie qui télescope les contrastes et ne ménage pas toujours, surtout en temps de drames, les transitions !

Claude

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