Decision To Leave, Park Chan-Wook

Un jeu de piste hitchcockien

Françoise m’avait prévenue mardi soir, « Tu vas voir, il y a des réminiscences de Vertigo (Sueurs froides) ». Dans sa présentation, Marie-Annick nous avait dit « de bien observer les détails car ils comptent… » Judicieux avertissements, il faut donc avoir l’oeil… Qu’à cela ne tienne, j’aime le jeu de pistes, surtout quand il est quelque peu tarabiscoté, qu’on se perd et qu’il faut, avec patience, construire et déconstruire, accorder les pièces comme celles d’un puzzle.

Certes, Park Chan-Wook n’est pas le premier à être inspiré par le « maître du suspense »: pour ne citer que lui, Clint Eastwood le fait au moins à deux reprises, dans son premier film, Play Misty for Me, 1971 (Un frisson dans la nuit) et en 1983 dans Sudden Impact (Le retour de l’inspecteur Harry) où la dernière scène rappelle étrangement la scène du manège dans Strangers on a Train (L’inconnu du Nord-Express).

Park Chan-Wook nous entraîne donc dans un jeu de chat et de la souris, au centre duquel se trouve un policier nommé Hae-jun, (Park Hae au jeu éblouissant) chargé d’enquêter sur le meurtre du mari d’une jeune femme énigmatique, répondant au nom de Seo-rae ((Tang Wei elle aussi éblouissante), veuve soupçonnée d’avoir tué son mari. Le premier, marié, habite à Busan alors que son épouse vit dans une autre ville, la seconde, troublante à beaucoup d’égards, n’a rien d’une veuve éplorée et devient, pour le policier, un être fascinant et obsédant. Nous voilà plongés dans un film policier (peut-être un peu long car on a tendance à se perdre dans la 2ème partie du film, mais n’est-ce pas le but du jeu?), un polar aux allures de jeu de piste ou de labyrinthe dont on a du mal à trouver l’issue.

L’obsession et la fascination étaient l’une des clés de Vertigo, James Stewart ne pouvant détacher ses pensées et ses yeux de la blonde Madeleine (Kim Novak). Même si nous n’assistons pas à la métamorphose de Soe-rae à l’instar de celle de Madeleine, c’est peut-être à une autre métamorphose que nous assistons, celle d’un policier que l’ennui conjugal semble guetter. Il me semble que le réalisateur entretient savamment une sorte de flou concernant ‘la femme‘ dans le sens où Soe-rae la jeune veuve et l’épouse du policier, Jeong-an (interprétée par Lee Jung-hyun), ont une certaine ressemblance, toutes deux sont brunes au teint de porcelaine. Tout comme le policier, le spectateur est lui aussi parfois désorienté et troublé, embrouillé dans ce jeu dont il ne voit pas toujours les ficelles.

En tant qu’enquêteur, Hae-jun doit suivre de loin les faits et gestes de Soe-rae, l’observer à la jumelle immobile au volant de sa voiture, tout comme James Stewart dans Rear Window (Fenêtre sur cour) immobilisé dans un fauteuil roulant et observant, lui aussi avec des jumelles, les allées et venues d’un voisin qu’il soupçonne d’avoir tué sa femme et dont il veut prouver la culpabilité.

Park Chan-Wook ravit nos yeux par ses plans magnifiques: des entrelacs qui rappellent une toile d’araignée, notamment dans la première partie du film, lorsque Soe-rae au volant de sa voiture suit et observe à son tour Hae-jun à la poursuite de San-oh (du moins je crois….) Cette métaphore de la toile d’araignée nous invite à nous questionner : n’est-ce pas Soe-rae qui tisse une toile pour piéger Hae-jun?

Hitchcock a souvent eu recours à des courses poursuites sur les toits (To Catch a Thief, La main au collet pour ne citer que celui-ci), ainsi qu’aux plans avec grilles ou entrelacs suggérant des personnages captifs (Strangers On A Train, Psycho, The Man Who Knew Too Much, The Thirty-Nine Steps), rappelant un procédé pictural utilisé notamment par Gustave Caillebotte lorsqu’il peint une rue de Paris depuis le garde-corps d’une fenêtre (Le balcon).

Soe-rae et Hae-jun se regardent et s’observent, cherchant à lire le non-dit de l’autre, champ et contre-champ, jeu de miroir qui capte les émotions que l’autre s’efforce de ne pas laisser transparaître, silences qui en disent long, mouvement de caméra qui contourne les visages qui se frôlent en plans serrés, image du désir et la sensualité, comme chez Hitchcock filmant au plus près James Stewart et Kim Novak, Cary Grant et Ingrid Bergman ou Eva Marie Saint…

Autres scènes très évocatrices: la reconstitution de la chute de la victime, le policier et son assistant remontant la paroi rocheuse abrupte: ces mains qui s’accrochent en haut de la paroi pour être hissées, ces doigts qui se touchent l’un tirant l’autre jusqu’en haut de ce rocher vertigineux n’évoquent-ils pas Cary Grant et Eva Marie Saint sur le mont Rushmore, ou Robert Cummings et Norman Lloyd le long du flambeau de la Statue de la Liberté dans Saboteur ? Park Chan-Wook filme Hae-jun qui traverse en courant un espace éblouissant de soleil, cette silhouette noire se détachant sur un fond ocre clair ne répond-il pas à Cary Grant courant sur une route déserte pour se cacher dans un champ de maïs, scène d’anthologie par excellence?

Le croisement de plans, comme une lecture croisée, abondent dans cette tragédie policère aux accents romantiques jusqu’à donner le vertige: les ciseaux ensanglantés font écho aux ciseaux que Grace Kelly saisit pour tuer celui qui tente de l’étrangler avec un bas dans Dial M for Murder (Le crime était presque parfait); un gros plan sur les boutons de manche d’une robe verte ou bleu verte et on se souvient de l’épingle de cravate du tueur de Frenzy; un oiseau mort et voilà un clin d’oeil aux corbeaux de The Birds.

Que dire des yeux? Ceux du spectateur bien sûr qui ne quittent pas l’écran pour ne rien râter des plans superbes de ce film où l’on s’aperçoit qu’ils sont un thème essentiel du film: d’ailleurs ne s’ouvre-t-il pas sur une scène de tir sur cible, exercice incontournable pour des policiers? Ces yeux peuvent aussi mettre en danger celui qui voit mal car ils interprètent quelque chose d’autre que la réalité. On remarque que Hae-jun a de toute évidence des problèmes de vue puisque, à plusieurs reprises, il met des gouttes dans ses yeux pour mieux voir mais ces mêmes gouttes troublent la vue pendant quelques instants, effet pervers…? Que voit le policier dans le visage de Soe-rae: une coupable, une victime, une innocente, une femme fatale ou une femme perverse? Son désir tranforme le regard qu’il porte sur elle et altère peut-être la réalité. Les yeux du mari retrouvé mort au pied de la falaise rocheuse sont filmés de si près qu’on croit voir les yeux d’un poisson mort et cette image, cette photo glace Soe-rae lorsqu’elle tire le rideau qui cache les photos de scènes de crimes épinglées par Hae-jun tandis que celui-ci prépare un plat chinois qu’il va servir à son invitée. Tiens, dans Frenzy l’inspecteur va devoir manger un plat préparé par son épouse qui teste des recettes ‘à la française’, et dans son assiette baignent des poissons entiers et autres crustacés qui n’ont pas l’air très alléchant… Le thème de la vue est donc important: la vue peut soudain se brouiller, on voit bien ou pas. James Stewart en sait quelque chose (Vertigo, Rear Window), Gregory Peck aussi (Spellbound, La maison du Docteur Edwards) dans la séquence onirique du film dont le décor, un rideau d’yeux juxtaposés et effrayants, est signé Dali ; les yeux peuvent voir ce qu’ils veulent voir tel Claude Rains qui est troublé par la belle Alicia dès le premier regard et ne voit pas qu’elle se retrouve brusquement dans sa vie pour le démasquer (Notorious, Les enchaînés)….

Voilà un film placé sous le signe du vertige, de l’obession et de la chute qui trouve son point culminant sur une plage, scène magistrale et terrible, où une femme disparaît (The Lady Vanishes) et où un homme obsédé, au regard égaré et perdu ne peut que crier le nom de la femme désirée mais perdue à jamais, lui qui n’a pas su voir le signe sur le sable. Une affiche, peut-être coréenne, dessinée de manière stylisée comme un story-board, mêle à la fois la vague comme dans le célèbre tableau d’Hokusaï , et donc les vagues des derniers plans, et le lieu escarpé de la scène de crime, jouant ainsi sur les deux paysages qui, d’une manière différente, sont en quelque sorte les lieux de disparition.

En 2001, le Centre Pompidou a organisé une magnifique et très enrichissante exposition dont le titre était « Hitchcock et l’art« ; cette exposition avait également un sous-titre: « Coïncidences fatales« . Si vous pensez que ce que vous venez de lire est un peu trop tiré par les cheveux, peut-être avez-vous raison, mais je trouve que ces quelques « co¨ïncidences » ne sont pas anodines, sans pour autant être « fatales ».

Chantal

Au-delà des collines (2012), Cristian Mungiu

Cannes 2007, le réalisateur roumain Cristian Mungiu reçoit la Palme d’or pour son film 4 mois, 3 semaines, 2 jours; cinq ans plus tard, Au-delà des collines, 3ème long métrage du réalisateur est récompensé à Cannes par le prix de la meilleure actrice, conjointement attribué à Cosmina Stratan (Voichita) et Cristina Flutur (Alina), ainsi que le prix du meilleur scénario pour le réalisateur.

Ce film est inspiré par un terrible fait divers qui secoua la Roumanie en 2005, soit seize années après la chute de Ceausescu.

Peut-être un peu long, le film nous raconte l’histoire de deux jeunes filles, Voichita et Alina, qui se sont connues à l’orphelinat quelques années auparavant, se sont attachées l’une à l’autre puis ont dû se séparer et prendre deux chemins radicalement opposés : l’une, Alina, refusant toute autorité, haïssant la religion est partie travailler en Allemagne, l’autre, Voichita, a choisi d’entrer dans un monastère pour y consacrer sa vie à servir et aimer Dieu. Toutes deux se retrouvent lors d’une première scène à la gare, retrouvailles faites de pleurs et d’étreinte de la part d’Alina, laissant Voichita gênée, « On nous regarde« , dira-t-elle à son amie. Le ton est donné : leur amitié très forte de jadis a changé, du moins pour l’une d’entre elles.

De ce fait, chacune va s’employer à « sauver » l’autre du chemin qu’elle a choisi, Alina va faire tout ce qu’elle peut pour faire fuir Voichita du lieu sinistre dans lequel elle s’est enfermée et partir avec elle en Allemagne ; de la même façon, Voichita va tenter de raisonner Alina et de l’amener vers l’amour de Dieu. Chacune semble prête à aller jusqu’au bout et se sacrifier pour l’autre, chacune tentant d’ouvrir les yeux de l’autre et de la sortir de son choix….

Le monastère se trouve dans un lieu reculé, isolé de tout, entouré de collines qui forment une enceinte autour du monastère, lieu battu par les vents et comme enfoui sous la neige en hiver, un lieu sans eau courante ni électricité, un lieu propice à une vie de renoncement, où l’on accepte une vie de reclus, un repli sur soi, un monde où l’on ne voit rien si ce n’est le sommet des collines alentours, on sort rarement pour aller « au-delà des collines », car dans cet autre monde règne le désordre et le Mal. Cet autre monde, Cristian Mungiu nous le montre en ruines, un monde où tout est dysfonctionnement : les services hospitaliers, la police sont incompétents, les familles se disloquent. Alors face à un tel état des lieux, oui, le monastère pourrait ressembler à un havre de paix et de sécurité: plusieurs jeunes femmes souhaitent y entrer pour échapper aux coups de maris violents et trouver ainsi une forme d’apaisement. Voichita venue de l’orphelinat, y a sans doute trouvé cette paix et s’est laissée convaincre que seule une vie consacrée à l’amour de Dieu valait la peine d’être vécue. C’est pourquoi elle va tenter de rallier Alina à cette vie consacrée à Dieu et au sacrifice.

Mais Alina détonne dans ce monastère, elle jure, blasphème, défie le pope qui tient les nonnes en esclavage et va peut-être jusqu’à abuser d’elles et en particulier de Voichita…. Ses vêtements même la différencient des autres. Et plus Voichita essaie de convaincre Alina, plus cette dernière se rebelle, et plus l’incomprehension et les crises s’installent, faisant d’elle, aux yeux du pope et de la communauté du monastère, l’incarnation du Mal. Alina jette les icônes par terre, profane les lieux de prière. Pour cette communauté religieuse, elle ne peut qu’être habitée par le Malin et force sera pour eux de l’en délivrer, de lui faire vomir ce Malin qui s’est emparé d’elle, et ce par quelque moyen que ce soit….

Voichita est elle aussi persuadée qu’Alina est empoisonnée par le Malin, et veut la sauver malgré elle.

Cristian Mungiu nous propose un récit sobre mais implacable de la trajectoire funeste d’Alina. Les personnages sont cadrés de façon très serrée, symbole de l’étouffement, de l’enfermement, de l’absence de liberté et donc de choix. La vie au monastère est régie par ses rites auxquels nul n’a le droit de déroger car seul le pope décide. Et c’est ainsi que, petit à petit, l’horreur va s’immiscer dans cette communauté paisible qui, ne voulant que le Bien, va sombrer dans l’impensable.

L’enchaînement d’Alina, sa crucifixion, nous font basculer dans l’horreur : ce moment, filmé en plan séquence, montre que l’urgence est là, que la panique s’empare des nonnes, qu’il n’y a pas de temps à perdre; il ne s’agit plus de donner de « simples prosternations » pour expier les péchés, c’est tout simplement une mise à mort froide et méthodique qui va être mise en place : les nonnes s’en rendent-elles compte? Aucune ne refuse de s’associer à ce qui se prépare, toutes participent, aucune ne remet en cause ou ne s’érige contre les ordres du pope….

Le noir et le blanc s’affrontent : à la noirceur des vêtements et de l’intérieur du monastère, à celle du regard du pope, répondent le blanc immaculé de la neige, la pâleur du visage d’Alina, la pureté de son amour pour Voichita, Voichita dont le visage, lui aussi très pâle, est cependant toujours encadré par un foulard noir: le mal côtoie le bien, comment avoir un jugement éclairé? L’une comme l’autre ira jusqu’au bout de son amour, ou de sa conviction, l’une comme l’autre va finalement se sacrifier et perdre, la vie pour l’une, le semblant de vie et de liberté pour l’autre.

Cristian Mungiu filme l’aveuglement, la déraison, le mensonge, la folie, l’inhumanité, la cruauté, l’échec d’un système. Et il termine par un plan saisissant, ô combien symbolique, métaphore de tout le film : un pare-brise souillé par les éclaboussures d’un bus passant près de la voiture de police qui conduit au poste les responsables de la mort d’Alina : le pope, quatre nonnes témoins et Voichita elle-même, un pare-brise gris (mélange du blanc et du noir) qui obstrue la vision, puis est nettoyé par les essuie-glaces : tous les protagonistes sont coupables d’aveuglement, d’absence de discernement, à tous les niveaux, qu’ils soient religieux ou civils. La dictature a laissé des traces profondes que l’ère post Ceausescu n’a pu effacer: la société civile et la société religieuse ont toutes deux refusé de voir la réalité, elles ont été dans le déni, chacune ne voulant que le bien de l’autre….

Tel le Roi Lear, Voichita et ses consoeurs vont être désormais forcées d’ouvrir les yeux afin de voir le réel, le regarder en face et l’affronter : le voile qui les empêchait de voir se lève un peu. Car c’était aussi à l’intérieur du monastère que le Mal s’était glissé, le monde « d’au-delà des collines » n’étant pas, lui non plus, exempt de fautes.

Chantal Levy

A l’Alticiné, Un autre monde de Stéphane Brizé

Epoustouflant, magistral, brillant, émouvant, bouleversant, un tour de force dérangeant : ces qualificatifs s’adressent aussi bien au nouveau film de Stéphane Brizé, Un autre monde, qu’à la performance de Vincent Lindon, Philippe Lemesle, cadre dirigeant d’une usine du groupe Elsonn , sommé de mettre en place un plan de restructuration: réduction de 10% de son personnel et ce malgré les bénéfices affichés par l’entreprise. Un ‘classique’ du monde globalisé et du capitalisme. Et pourtant….
Un autre monde vient clore une trilogie qui avait commencé avec La loi du marché (2015), puis En guerre (2018), enfin ce dernier volet au titre moins explicitement ‘combatif’ que les précédents, comme si, malgré les combats, les luttes, les efforts pour résister, s’opposer, et survivre dans un monde de brutes sans pitié et sans états d’âme, l’issue ne pouvait qu’être celle qui vous fait basculer dans un ailleurs non envisagé.
Vincent Lindon aura porté ces trois films sur ses épaules. Dans ce dernier opus, il est montré comme un cadre méticuleux, en attestent les scènes où il se prépare pour aller à l’entreprise, nouant soigneusement sa cravate, celles où seul devant ses dossiers, stylo et surligneur en main, il essaie de trouver une solution qui permettra de sauver les salariés, retournant toutes les possibilités dans tous les sens comme on le ferait avec les pièces d’un puzzle, puzzle qu’il tente de reconstruire au mieux alors qu’on lui demande de supprimer des pièces…
Dans sa vie professionnelle, Philippe Lemesle est un homme seul : seul face à ses collègues cadres, à ses ouvriers, seul dans son bureau, seul face à la dirigeante Claire Bonnet-Guérin (Marie Drucker impressionnante dans ce rôle de dirigeante sans pitié que rien n’ébranle et dont les mots sont comme des lames prêtes à trancher des têtes). Sans parler de la confrontation avec le Big Boss, Mr Cooper, en visioconférence, sourire jusqu’aux oreilles, on ne voit que les mâchoires prêtes à mordre, scène perverse s’il en est, sommet de cynisme glaçant et d’humiliation féroce : c’est ça le monde du travail, soit vous jouez avec les cartes qu’on vous distribue, soit vous quittez la table. Jeu perdu d’avance pour vous, les cartes sont truquées….


Seul il l’est aussi dans sa vie privée parce que sa femme Anne (Sandrine Kiberlain toujours très juste) a demandé le divorce, n’en pouvant plus de cette vie de couple qui n’en est plus une depuis que Philippe occupe ce poste de dirigeant, « Je ne suis pas mariée avec Olsonn, moi » lui lance-t-elle lors de la scène d’ouverture où chacun, avec son avocat, tente de trouver un accord, « combien de weekends avons-nous passé ensemble depuis 7 ans ? Je les ai comptés : six ». Enfin, dans cette famille qui se décompose il y a Lucas, le fils étudiant, qui se retrouve à l’hôpital psychiatrique après un burn-out : scène terrifiante de la visite des parents dans la chambre d’hôpital : Lucas est préoccupé par des données chiffrées qui ne supportent pas l’approximation concernant le temps que ses parents ont mis à parcourir les kilomètres depuis leur lieu d’habitation jusqu’à l’hôpital, ou cette autre scène tout aussi terrifiante, en présence du père et de la psychiatre, dans laquelle Lucas veut qu’on lui apporte des livres pour « se mettre à jour et rattraper les cours perdus » car il est persuadé qu’il va pouvoir travailler pour Facebook, Mark Zuckerberg lui ayant dit qu’il avait besoin de quelqu’un comme lui…. Un autre cauchemar pour Philippe et Anne, un labyrinthe dont personne ne pourra sortir indemne, un autre monde là encore….
Des mondes où chacun cherche un terrain d’entente…


La caméra de Stéphane Brizé serre les personnages au plus près : les visages sont omniprésents, à la fois impénétrables et transparents, des visages perdus, ravagés par la douleur et l’incompréhension, on sait par avance quels mots vont sortir de ces bouches ; d’autres visages, blancs, on pourrait presque dire ‘sans vie’, des visages fabriqués tels ceux des robots qui ressemblent à s’y méprendre à des humains, car ceux-là n’ont plus rien d’humain, ils sont secs, tranchants, pas un seul trait ne bouge, pas l’ombre d’une émotion ne transparaît, ceux-là ne savent plus ce que le mot « humain » veut dire, d’ailleurs le connaissent-ils, l’ont-ils appris un jour? Ils n’ont que des chiffres et des statistiques dans la bouche, seuls les faits comptent, comme le martèle le Mr Gradgrind des Temps difficiles (Hard Times) de Dickens: la révolution industrielle faisait elle aussi des ravages qu’il fallait dénoncer…

Nous sommes dans un monde – des mondes — fermé : tout se passe en huis clos, et c’est bien l’enfer…
Anne l’a dit de ses sept dernières années de mariage, « Vous lui avez fait vivre un enfer » insiste son avocate s’adressant à Philippe qui n’en revient pas, qui ne peut pas laisser dire cela, lui qui l’avait prévenue qu’en acceptant ce poste de dirigeant ce ne serait pas facile ; mais, fait-il remarquer, il y a eu des compensations financières dont tous deux ont profité….


L’Enfer, c’est ce dont traite Stéphane Brizé, l’Enfer que le monde globalisé du travail construit pour nous, l’Enfer que, sans en être toujours conscient, nous construisons nous-mêmes autour de nous, car en fait, l’Enfer, est-il toujours bien « les autres » ? Que faut-il pour que nous ouvrions enfin les yeux ? Il nous faut des chocs, ou parfois tout simplement un grain de sable, pour qu’en un clin d’œil s’écroule notre monde, celui qu’on s’était appliqué à construire (comme en témoignent tous les cadres avec des photos accrochés au mur dans le long plan du début), et qu’ainsi bascule tout ce à quoi on a cru, cette satisfaction d’une vie accomplie et réussie, tout ce qui nous faisait vivre chaque jour sans que nous nous posions de questions : tout ce qui nous semblait ‘aller de soi’ ne serait-il qu’un leurre ? Comment ce ‘tout’ peut-il voler en éclat de façon si brutale tel un tsunami qui met tout le monde à terre et où les rescapés sont rares?
Le burn-out de son fils Lucas lui tend un miroir : la métaphore du pantin désarticulé que Lucas essaie de faire marcher en tendant judicieusement les ficelles est lourde de sens, à l’instar de la course sur tapis en salle de sport que s’impose Philippe, course effrénée qui le fait suer et cracher, course sur place, inutile et absurde qui ne mène nulle part si ce n’est à la souffrance du corps le ramenant à sa propre solitude puisqu’il est entouré de silhouettes fantômatiques, ainsi qu’à l’absurdité de ce que la société Elsonn attend de lui.
Il appartient à Philippe d’être ou pas une marionnette, de se laisser broyer ou non, de continuer à mentir, à se mentir et de savoir pour finir s’il pourra toujours se regarder dans un miroir. Sa vie est à la croisée de deux chemins, le choix est là, mais a-t-il vraiment le choix ? Dans ce monde d’illusions, et de rôles, lequel veut-il vraiment jouer ? Jusqu’où est-il prêt à aller ? Qui sont les plus courageux, ceux qui restent ou ceux qui partent ? Ceux qui obéissent ou ceux qui ont le courage de dire « non »?
Quand tout s’effondre, comment se relever si ce n’est en restant ce que l’on pense être soi-même ? En restant digne dans un monde où le mot dignité a perdu son sens…


Même si on a déjà vu les deux films précédents (La loi du marché et En guerre) ou d’autres qui évoquent le monde sans pitié du travail, Nos batailles de Guillaume Senez, Ceux qui travaillent d’Antoine Russbach, ou récemment Ouistreham d’Emmanuel Carrère, Un autre monde nous entraîne plus loin : c’est un film violent qui, comme les autres cités ne laisse pas indifférent, nous secoue dans notre confort et nous laisse cloué sur notre siège, ne sachant trop si l’on pourra s’en relever, un film qui force l’admiration, se terminant sur une scène où seuls les visages de Philippe et d’Anne apparaissent tour à tour sur un fond flou, tandis qu’Anne, seule, répond aux questions des visiteurs fantômes parcourant l’appartement qui a été mis en vente, Philippe restant muré dans le silence…
Et nous dans notre stupeur et nos interrogations.

Chantal


FIRST COW, Kelly REICHARDT

Ce septième long métrage de la cinéaste américaine Kelly Reichardt avait tout pour être choisi par les Cramés qui, en 2017, avait déjà présenté Certain Women, Certaines femmes: une cinéaste rare, sept films à son actif malgré trente années de métier, d’abord assistante auprès de réalisateurs comme Todd Haynes ou Gus Van Stant, une critique dithyrambique dans la plupart des revues cinématographiques où ce dernier opus est qualifié de « chef d’œuvre »; et, s’il fallait encore une preuve de la notoriété de Kelly Reichardt en Europe, rappelons ici qu’une rétrospective lui a été consacrée à Beaubourg en octobre 2021.
Pour autant, First Cow a divisé les spectateurs, laissant certains perplexes, et d’autres ‘en dehors’ du film quand une autre partie a, quant à elle, eu le sentiment de partager l’aventure de Cookie et King-Lu.
Il n’est en effet pas facile de ‘rentrer’ dans ce film, souvent étiqueté par la presse de ‘western,’ alors qu’il n’en suit en rien les codes, tout au contraire. Et c’est sans doute là le tour de force de la réalisatrice : surprendre à un point tel que certains spectateurs resteront sur le bord de la route, regardant le périple de Cookie et King-Lu de très loin….
L’histoire de Otis Figowitz dit Cookie (John Magaro) et de King-Lu (Orion Lee) est peut-être d’apparence ‘simple’ mais là encore la réalisatrice réussit l’exploit de nous parler de la Conquête de l’Ouest sous un angle original et par petites touches disséminées tout au long du film. C’est que Kelly Reichardt prend son temps et nous impose de ‘vivre’ au rythme de la nature, un rythme lent, contemplatif loin de la frénésie du western traditionnel. Tout est expérience visuelle, olfactive et auditive : un prologue où l’on voit une barge moderne qui s’écoule lentement sur le fleuve Columbia, un chien qui fouine le sol à la recherche d’un quelconque trésor à savourer, découvrant finalement les ossements humains, deux squelettes que sa maîtresse va mettre à jour… et lorsque la caméra s’élève suivant le regard de la jeune femme attirée par le chant d’oiseaux perchés tout en haut d’un arbre, nous voilà catapultés deux cents ans en arrière, en 1820, quand l’Oregon était encore un vaste territoire, ensuite divisé en trois états Oregon, Washington et Idaho, la rivière Columbia servant de séparation entre les deux premiers.

Cet elliptique retour en arrière nous amène littéralement sur les pas de Cookie (la caméra offre un gros plan sur ses pieds chaussés de bottes se posant l’un après l’autre sur les feuilles qui tapissent le sol humide de la forêt), à la recherche de nourriture pour le dîner des trappeurs avec lesquels il voyage jusqu’au Fort Tillikum, se chargeant de cuisiner pour eux.
La nature, personnage à part entière du film, offre les champignons délicatement cueillis et humés par Cookie, tout comme elle offrira aussi poisson, myrtilles, écureuils pour nourrir des hommes affamés. Cette nature fragile doit être respectée : Cookie le sait qui remettra sur le dos une sorte de petit lézard qui, sans ce geste délicat, aurait péri ; c’est lui encore qui cueille quelques fleurs sauvages pour décorer l’intérieur de la cabane de King-Lu, son désormais inséparable ami.
L’amitié est un autre thème majeur du film. Lorsque Cookie découvre King-Lu nu caché parmi les fougères de la forêt qu’il arpente, il se doit de le protéger, la question ne se pose même pas, elle va de soi, tout comme il se doit de protéger tout être vivant de la forêt.


Cette amitié indéfectible est peut-être le fil rouge du film : en effet, depuis le début où une citation extraite de The Marriage of Heaven and Hell de William Blake (1757-1827) est mise en exergue du film, « The bird a nest, the spider a web, man friendship » / «L’oiseau a son nid, l’araignée a sa toile, l’homme l’amitié », puis de nos jours la promenade de la jeune femme et de son chien, scène écho à l’ouverture de Wendy and Lucy, 3ème film de la réalisatrice, Kelly Reichardt pose ainsi d’emblée le lien homme/nature : Cookie et King-Lu s’unissent de façon tacite pour le meilleur comme pour le pire, envisagent un avenir commun où ils partageraient les revenus que leur rapporteraient un hôtel et une pâtisserie ; mais pour l’heure c’est grâce aux talents de pâtissier de Cookie qu’ils vont céder à l’appel du commerce, comme d’autres au Fort, et à celui du gain, quitte à voler l’ingrédient précieux et nécessaire à la fabrication de beignets que tout le monde s’arrache : le lait de l’unique vache du fort, propriété du Chief Factor, négociant et gouverneur du territoire. Ce vol, une fois découvert, leur sera fatal ….


Nous sommes donc loin d’une Chevauchée Fantastique, d’une Captive aux yeux clairs, d’un Impitoyable, ou même d’un Open Range.
Kelly Reichardt délaisse le format large du cinémascope afin que l’œil ne se distrait pas, ne s’éloigne pas de ce qu’elle veut nous faire partager : les menus détails du quotidien de ces pionniers de l’ouest qui vivent en harmonie -ou presque- les uns avec les autres, qu’ils soient Juifs, Chinois, Russes, Britanniques, ou Amérindiens auxquels elle ne manque pas de rendre hommage, ce que le cinéma a peu fait, ces derniers ayant été presque toujours dépossédés de leur culture.

Cela ne signifie en rien que la dureté de la vie sur la Frontière soit effacée. La violence est soit suggérée, narrée, ou montrée au second plan comme les trappeurs qui se querellent, et que l’on voit de loin, la caméra étant dans la tente de Cookie dont on voit le visage en plan très rapproché ; ou encore ceux qui se battent dans le ‘saloon’ et vont très vite régler leur compte à l’extérieur quand la caméra, elle, reste sur Cookie et King-Lu.
L’esclavage n’est pas mis de côté non plus : au Fort, un homme noir fait le récit de son évasion ; on remarque que les domestiques du gouverneur sont Amérindiens, même si ce dernier a pour femme une amérindienne sans doute de la tribu des Nez-Percés dont la famille est invitée chez lui.
Enfin, l’avertissement d’une crise écologique mais aussi économique est suggéré : à force de tuer des castors pour pouvoir satisfaire les envies de fourrure des riches européens, ils disparaîtront et, la mode changeant, les fourrures ne seront plus de mise: l’homme qui court après le profit court aussi à sa perte .…
Voilà ce que l’on peut trouver çà et là par petites touches dans ce film aux accents dignes de Thoreau, d’Ermerson ou de Whitman (River of Grass n’est-il pas un écho à Leaves of Grass de Whitman ?), l’idée d’une vie avec la terre nourricière, si dure soit cette vie, où les besoins de l’homme se résument au strict minimum mais où l’environnement est capital, propice à la méditation, à un ‘vivre autrement’, loin ‘du bruit et de la fureur’ ou de ‘la foule déchaînée’.
Par sa simplicité, le rêve de Cookie et King-Lu ressemble à celui de George et Lennie personnages de Of Mice And Men, Des souris et des hommes, de Steinbeck ; il ne s’agit pas d’un rêve démesuré et inaccessible. C’est le rêve rêvé par tous les pionniers du Nouveau Monde, avoir simplement une vie un peu meilleure que celle qu’on a quittée ou que l’on a vécue jusqu’à présent. Même si le capitalisme pointe, on est loin du ‘grand capital’ et de ses profits indécents.
First Cow est un film poétique et délicat, qui invite à la réflexion et force l’admiration : on peut vivre simplement sans être une brute, il y a toujours, semble-t-il, une alternative à une situation donnée, cela dépend peut-être de l’angle que l’on choisit pour la regarder. Savoir regarder, c’est aussi ce que nous dit Kelly Reichardt, sa caméra ‘regarde’ beaucoup et de très près, hommes, animaux ou objets, elle ‘regarde’ aussi à travers des interstices ceux des fougères, des branches ou des planches d’une cabane, ou encore ces plongées sur le fleuve qui serpente observé depuis une trouée dans la forêt. Beaucoup d’émotion, de délicatesse, de non-dit –on remarque une économie de mots tout au long du film, la réalisatrice fait passer des sentiments par le biais de ces images souvent en plans serrés, ceux des mains qui fabriquent les gâteaux ou caressent la vache, ceux des regards appuyés ou furtifs, tous ces petits riens sont présents dans ce dernier film de Kelly Reichardt et nous interrogent nous, sur notre propre existence. On est encore dans une naïveté primitive – le visage de Cookie n’exprime-t-il pas cette naïveté ? ̶ où tout semble encore possible. Cette fresque est accompagnée par la musique mystérieuse de William Tyler qui elle aussi semble n’être que murmures et chuchotements.
L’amitié, qui fait prendre des risques à Cookie et à King-Lu, est forte et sans faille, elle les unit jusqu’au bout dans une magistrale scène finale : là où l’on attend le bruit de la vengeance on ne perçoit que le silence assourdissant de la forêt. Somptueux !
Terminons en rappelant la définition que Kelly Reichardt donne de son cinéma : « Mes films sont comme des coups d’œil furtifs à des gens de passage.» (cité dans Télérama 3745). À méditer !


Chantal

A l’abordage-Guillaume Brac (2)

Guillaume Brac vient nous aborder

Non, le film de Guillaume Brac ne met pas en scène des pirates, mais de jeunes acteurs très prometteurs du Centre National d’Art Dramatique.

L’abordage est « une manœuvre qui consiste à s’amarrer bord à bord avec un navire et monter à son bord pour s’en rendre maître. » peut-on lire dans le Robert. Tout le monde le sait. Alors pourquoi donner ce titre à un film dans lequel il n’y a ni mer, ni bateaux, ni pirates ?

Certes il y a l’eau, celle de la Seine et celle de la Drôme puisque l’essentiel du film se situe dans un camping du département éponyme, il y a quelques bateaux, mais ce sont des canoés ou des kayaks, et si ….. Félix était un pirate ? Pourquoi pas ?  N’est-il pas celui qui veut mener un assaut, ne veut-il pas aller à l’abordage de la jolie Alma rencontrée en bord de Seine, un soir de fête et avec laquelle il a dansé et passé la nuit dans un parc, jusqu’au matin où la belle courut pour ne pas rater le train qui l’emmènerait dans la Drôme, justement ….

Félix n’y tient plus, il veut voler vers sa belle et décide d’embarquer Chérif son pote qui travaille dans une superette de quartier, Chérif, aspect poupin, le pote qu’on a envie d’avoir à ses côtés, celui qui va vous réconcilier et vous aider en toute circonstances, Chérif, celui qui rend service, Chérif celui qui n’a pas de petite amie en ce moment…  

Et les voilà partis en covoiturage avec Edouard, un jeune homme un peu coincé qui s’attendait à covoiturer des jeunes filles et qui lui part dans la Drôme rejoindre maman dans sa belle maison avec piscine…. Félix à l’arrière, mangeant des chips ‘qui vont salir les sièges », Chérif à l’avant, sourire amusé, et maman au téléphone qui se demande avec qui est son ‘chaton’ et semble l’attendre avec impatience.

Voilà tout ce petit monde, embarqué dans une voiture, parti à la découverte, non seulement de lieux – magnifique petit village de Die aux rues si étroites que, ‘chaton’, ne parvenant pas à manœuvrer, recule sur un pot de fleurs, rendant ainsi la voiture de maman inutilisable pendant une bonne semaine… mais aussi à la découverte de l’autre, peut-être un autre moi-même (Félix/Martin, tous deux n’ayant d’yeux que pour Alma), l’autre celui qui n’est pas du même milieu que moi (Edouard & Alma / Félix & Chérif)  mais avec lequel je partage tout de même des choses, Chérif et Edouard sont plutôt prêts à aider – c’est finalement grâce à Edouard que Félix et Chérif rejoignent la Drôme ; c’est grâce à Chérif qu’Héléna peut se baigner et répondre au téléphone laissant sa petite fille aux bons soins de Chétif.

Bref un petit monde coloré et mixte, un microcosme de la société rêvée où tout le monde serait courtois et bienveillant, un petit monde où les tensions ne prennent pas le dessus sur l’amitié, où la compréhension (le patron de Chérif n’est-il pas compréhensif et complice ?), l’amitié, la tendresse et l’amour s’installent tour à tour,

On pourrait croire que tout n’est que légèreté, frivolité et marivaudage ; cependant une certaine ‘lutte des classes’ se profile : Alma est une « petite fille riche et capricieuse», Félix n’est pas tout à fait à sa place dans le monde d’Alma, – que penseraient les parents s’il franchissait le seuil de la maison de campagne- Edouard « un fils à maman au grand cœur » qui sourcille un peu lorsque Chérif lui explique que ceux qui sont dans une école de commerce vont faire acheter aux consommateurs des conserves qu’eux-mêmes n’achèteraient pas – il est peut-être lui-même dans une école de commerce…

À l’abordage, un titre intéressant qui colle aux personnages : tous vont à l’abordage de quelque chose ou quelqu’un, en particulier Félix, prêt à escalader le mur de la propriété des parents d’Alma, tel Romeo grimpant jusqu’au balcon de Juliet ; Martin éconduit par Alma va à l’abordage de Lucie ; et Edouard, peut-être à l’abordage de lui-même, ‘chaton’ sortant de son cocon sans retenue, enfin libéré dans une scène de karaoké où Héléna et Chérif vont à l’abordage l’un de l’autre.

C’est grâce à tous ces jeunes acteurs que le film doit sa fraîcheur, sa spontanéité, où l’on en vient à s’interroger sur nos propres souvenirs de jeunesse, ces moments fugaces inscrits dans un été : et si la vie se résumait à une parenthèse estivale dans un camping au bord de la Drôme ?

Un film d’aujourd’hui, un film où seul compte l’instant présent malgré la nostalgie qu’il est impossible de ne pas éprouver en entendant Aline en karaoké, un film délicat et touchant, à voir et revoir sans modération.

Chantal

 

THE LAST HILLBILLY- Diane Sara Bouzgarrou & Thomas Jenkoe

Peu de spectateurs pour un documentaire à l’affiche aussi singulière que le titre : rien n’est fait pour attirer un large public si ce n’est l’accroche de Télérama « Sauvage et lumineux »…

Nous avons donc assisté à la projection ce lundi 27 septembre du premier long métrage de Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe, documentaire français, rappelons-le ici, même si le sujet nous emmène dans les Appalaches, une chaîne de montagnes longue de 2000 km s’étendant du nord est au sud des Etats-Unis et plus particulièrement dans l’état peu connu du Kentucky où vivent des blancs appelés péjorativement « Hillbillies »  leur faisant ainsi porter l’insigne ‘du-type-bouseux-qui-ne-connaît-rien-et-ne-sort-pas-de-son-trou’,  ‘du-petit-blanc-raciste-laisser-pour-compte’, de celui « qui a voté Trump et est responsable du merdier qui s’en est suivi » comme le dit Brian Ritchie, l’homme au T-shirt orange sur l’affiche et qui signe les textes du documentaire. Et d’ajouter à la fin d’une énumération que l’on croit être des stéréotypes : « It’s all true », ‘Tout ça est vrai.’

« Sauvage » : comment comprendre ce qualificatif ? Peut-être dans le rapport de l’homme à la nature, une nature omniprésente dans le film, domestiquée ou non, une nature des grands espaces qui semblent vierges, mais ce n’est qu’une illusion et nous sommes d’emblée avertis: un daim, comme beaucoup d’autres, se meurt dans la rivière, un veau est mort dans un étang, un poisson est trouvé mort dans une rivière  – est-ce une mort naturelle comme aiment à le supposer les enfants qui le prennent et lui offrent une sépulture ? Et qu’en est-il de ces trous béants, près d’usines désaffectées, ces rails qui ne mènent désormais nulle part, tout ce délabrement, toute cette rouille, traces d’une activité passée, mais aussi traces laissées par l’homme qui a dynamité la roche pour aller chercher du charbon et donc donner du travail à ces ‘hillbillies’ qui aujourd’hui n’en ont plus…. L’homme est responsable de l’empoisonnement des eaux et de tous les maux qui ont plongé la région dans un chaos que les réalisateurs ont choisi de filmer en plongée grâce à des drones… Alors ces appalachiens chassent, ils s’occupent de leurs fermes et de leurs vaches, des fermes qui sont toutes plutôt délabrées selon des critères de ‘cols blancs’ mais qui procurent un toit, un cocon dans lequel évoluent les familles, des fermes où les enfants s’ennuient, car ils n’ont rien à faire si ce n’est ‘dormir et marcher’ comme le dit une amie de la fille de Brian Ritchie, ou conduire un tracteur sur une route dont on ne sait où elle aboutit, ou enfin maudire la terre entière et toutes les galaxies comme le fait le jeune Austin dans un dernier plan où, tournoyant dans la rivière, la nuit, il demande de l’aide….’Help’ est donc le mot de la fin, la jeune génération souhaite-t-elle vivre comme les anciens, parents, grands-parents et arrière-grands-parents avant eux ? Ils aimeraient bien avoir une Game boy, et peut-être avoir autre chose qu’un brownie pour fêter leur anniversaire…

Leur père, Brian, figure emblématique du film, leur explique que le monde n’est plus le même, que les nouvelles ‘valeurs’, les smartphones, les tablettes et autres objets connectés sont « de la merde, et que ça disparaîtra un jour ». Brian, lui, est un poète, un philosophe, un homme qui semble choisir ses mots, un homme qui aime sa terre mais ne supporte pas l’idée qu’elle disparaisse, un homme qui a peur pour ses enfants, il a déjà perdu un frère à cause de la drogue, il a sans doute peur que ses enfants plongent dans un univers qui les détruira. 

« Sauvage » car Brian prend la nature à bras le corps, il vit avec elle, à son rythme et par elle. Tel un pionnier il fait des feux de camp autour desquels il raconte à ses enfants sa vie passée, sa vie d’enfant ; Brian est un conteur, un passeur, il communique avec les coyotes, avec la nature et a peur de voir un monde disparaître.

La mort est présente tout au long du film, Brian s’allonge dans un cimetière – image forte et symbolique –  qui semble improvisé, où son frère, mort en pleine jeunesse, est enterré. Brian écoute les bruits de la nature, observe ce qui l’entoure : on dirait qu’il connaît tous les secrets des lieux. Brian raconte l’Histoire à ses enfants pour qu’ils s’imprègnent eux aussi car c’est leur Histoire.

Brian en voix-off et ce sont ses poèmes qu’il nous livre en superposition des paysages, lyrique est cette voix, comme envoûtante, mais aussi rocailleuse et fracturée. Car il s’agit bien de fracture dans ce documentaire, de plongée dans l’abîme dont on ne revient pas.

Brian est responsable de ses mots et de ses actes, il ne se cache pas, il est ‘vrai’, il n’y a pas de détour dans son discours tout est droit, franc, sans ambiguïté. Il assume tout.

« Lumineux » : par l’univers que nous découvrons, par la ‘sagesse’ de Brian, son art de philosopher, ses peurs, ses interrogations, ses espoirs, par la nature et ces plans qui mettent Brian au-dessus des brumes et des sommets. 

Lumineux encore par ces enfants qui sont ‘The land of the future’, quitteront-ils les Appalaches pour aller en ville ? Et comme certains, reviendront-ils après, finalement ?

Autre moment inattendu et lumineux où un ami se met à chanter un gospel très connu (tout en buvant une bière) Amazing Grace, remerciant Dieu de l’avoir éclairé et donc sauvé :

 Amazing grace, How sweet the sound
That saved a wretch like me.
I once was lost, but now I am found,
Was blind, but now I see.

Grâce étonnante, au son si doux,/ Qui sauva le misérable que j’étais ;/ J’étais perdu mais je suis retrouvé, /J’étais aveugle, maintenant je vois.

Et que penser du petit Austin, assis sur le porche lisant de façon hachée un passage de la Bible dont il ne comprend sans doute pas vraiment le sens ? Lumineux là encore !

D’où vient cette ‘lumière’ dans un documentaire où pourtant le sombre domine, et où on a le sentiment que l’apocalypse est pour bientôt, où la bande son nous donne la chair de poule, chamboulant notre rythme cardiaque car elle souligne ce désespoir et cette fin annoncée – Brian n’est-il pas le dernier Hillbilly comme nous l’indique le titre du documentaire ? Une musique aux timbres plus glaçants les uns que les autres par l’utilisation d’instruments à percussion, d’objets métalliques venus de ces industries aujourd’hui disparues, de banjos et d’harmonica aux accents lancinants, une musique qui fait corps avec les paysages en ruines. Cette bande son qui réhausse les angoisses des protagonistes est signée Jay Gambit, compositeur noise de Philadelphie accompagné de Tanya Byrne du groupe Bismuth. 

Ce documentaire n’est-il pas une sorte de voyage initiatique, un voyage à l’intérieur de Brian Ritchie, car presque tout ici est vu à travers lui ? Comme les réalisateurs l’ont expliqué lors d’interviews, ils voulaient une sorte de courant de conscience, stream of consciousness, à l’instar de Virginia Woolf et de James Joyce, d’où le choix également d’un format qui restreint le champ de vision pour que nous ne soyons pas à nous extasier sur des paysages grandioses façon western, mais qu’à l’inverse nous nous concentrions sur l’essentiel, les gens. Peu importe que ces gens aient voté Trump, ornent leur cimetière du drapeau sudiste et enseignent à leurs enfants le maniement des armes, ils n’en sont pas moins des hommes qui ont été brisés, fragilisés, et se retrouvent seuls, qui ont leur culture, leur langue parfois difficile à comprendre et qui restent dignes même au bord du gouffre. Ce sont d’abord et avant tout des êtres humains. 

Chantal Levy

Bertrand Tavernier : Le cinéma et rien d’autre

Je crois me souvenir de Philippe Noiret interrogé par un journaliste à un JT pour présenter le dernier film dans lequel il jouait, L’horloger de Saint Paul, réalisé par Bertrand Tavernier. Je ne connaissais pas ce réalisateur mais j’aimais beaucoup Noiret. Je suis allée voir le film pour l’acteur : j’ai adoré, j’ai été fascinée par la présence de Noiret, mais j’ai été frappée par la façon dont le réalisateur filmait la ville, sa ville… C’était en 1974, j’avais 20 ans et je découvrais un réalisateur qui s’appelait Bertrand Tavernier. Puis j’ai vu les films suivants, presque tous, certains plus marquants que d’autres, plus engagés aussi. J’allais au cinéma non plus pour voir Noiret, qui a tourné 6 films avec lui, mais pour voir un film DE Bertrand Tavernier.

Je me souviens de ses conférences, de ses analyses de films, décortiquées comme peu savent le faire, des conférences lumineuses qui vous font comprendre ce qu’est le langage cinématographique comme un professeur de Lettres qui vous fait entrer au plus profond d’un texte et vous le fait aimer, moment magique où tout s’éclaire et vous semble limpide…

Plus tard, je l’ai écouté présenter son ouvrage sur le cinéma américain, toujours aussi passionnant : on se sent humble à écouter des gens comme cela, on apprend, encore et encore, on va même se croire un peu plus intelligent. On resterait des heures à écouter…

Réalisateur inclassable puisqu’il a exploré quasiment tous les genres et a traité de sujets très différents ; créant des liens solides avec ses acteurs, passionné et passionnant, conteur hors pair, il avait cette voix chaude et envoûtante, celle d’un passionné, une voix qui savait aussi s’élever pour mieux s’indigner, se mettre en colère, se révolter, dénoncer: citons ici quelques œuvres, La vie et rien d’autre, Capitaine Conan, Ça commence aujourd’huiDe l’autre côté du périph en collaboration avec Niels, son fils, des films, un documentaire qui témoignent de son engagement.

Est-ce sa passion du cinéma américain qui le pousse à faire Round Midnight , 1986 (Autour de minuit) sur la vie de deux jazzmen, Lester Young et Bud Powell et plus tard, en 2009, à adapter le roman de James Lee Burke Dans la brume électrique ? Peut-être…

Je ne lis que très peu de bandes dessinées mais je suis allée voir le film DE Bertrand Tavernier Quai d’Orsay découvrant qu’il s’agissait d’une BD de Christophe Blain et Abel Lanzac : quel délice ! Un tout autre genre !

Films en costumes d’époque, films policiers, films qui s’inscrivent dans une réalité sociale et économique contemporaine, Bertrand Tavernier s’est essayé à tout. Les Cramés ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils l’ont choisi pour une de leurs rétrospectives.

Si Philippe Noiret a « aidé » le jeune réalisateur Bertrand Tavernier, ce dernier a, quant à lui, « révélé » certains acteurs sous un angle inattendu : deux, entre autres, m’ont particulièrement frappée : Joseph Bouvier (Michel Galabru) Le juge et l’assassin, Marie, marquise de Mézières (Mélanie Thierry), La princesse de Montpensier.

Des films à voir et revoir, des interviews à réécouter, des ouvrages à lire, Bertrand Tavernier, ce ‘grand’ du cinéma, ce cinéphile d’une culture époustouflante, cinéaste connu et reconnu nous laisse une œuvre éclectique et abondante, Bertrand Tavernier, nous avons perdu l’autre ‘Lumière’ du cinéma, ce 7ème Art auquel il aura consacré sa vie : du grand art Monsieur Tavernier!

Réponses au quiz, des personnages et des quiz (fin)

Chantal nous écrit :

1. Barbara; film éponyme réalisé en 2017 par Mathieu Amalric; Jeanne Balibar est Barbara;
2. Mildred et Richard Loving; film de Jeff Nichols, Loving 2016;
les interprètes sont Ruth Negga et Joel Edgerton
3. Le capitaine Dreyfus; film de Roman Polanski, J’accuse, 2019; Dreyfus est incarné par Louis Garrel
4. Stefan Zweig; film de Maria Schrader, Stefan Zweig, adieu l’Europe, 2016; Josef Hader incarne Zweig

Et Maïté s’en revenant des Cols nous dit :

Après avoir passé une semaine dans les beaux paysages et au grand air des Saisies et en vacances…d’internet et des nouvelles alarmantes du Covid, me voici de nouveau « branchée » et j’en profite pour apporter mon grain de sel au quiz des biopics.
J’ai natürlich reconnu le grand écrivain autrichien Stefan Zweig dont la réalisatrice Maria Schrader avait relaté les derniers jours et le suicide.
Le film a été présenté par Laurence et s’intitulait : Stefan Zweig, adieu l’Europe.
Le titre allemand était : Vor der Morgenröte, en allusion à la lettre d’adieux de Stefan Zweig dont je cite un extrait : »Ich grüsse alle meine Freunde ! Mögen sie die Morgenröte noch sehen nach der langen Nacht !  » Traduction pour les rares non germanophones : Je salue tous mes amis. Puissent-ils revoir l’aurore après cette longue nuit ! Et je rajoute : puissions-nous bientôt revoir des films après cette longue fermeture des cinémas !

PS : L’acteur qui incarnait l’écrivain était Josef Hader, réalisateur et acteur du film « Wilde Maus » où il incarnait un critique de musique classique parti « en vrille »suite à son licenciement. Le tout sur l’air de La Folia de Vivaldi !