Call me by your name (4)

 

Prix du jury international au Festival de la Roche sur Yon 2017, Oscar 2018 du meilleur scénario adapté, et Meilleur scénario adapté aux BAFTA 2018
Du 26 avril au 1er mai 2018

Film italien (vo, février 2018, 2h11) de Luca Guadagnino
Avec Armie Hammer, Timothée Chalamet, Michael Stuhlbarg, Amira Casar, Esther Garrel et Victoire Du Bois

Distributeur : Sony Pictures

Présenté par Pauline Desiderio

Synopsis : Été 1983. Elio Perlman, 17 ans, passe ses vacances dans la villa du XVIIe siècle que possède sa famille en Italie, à jouer de la musique classique, à lire et à flirter avec son amie Marzia. Son père, éminent professeur spécialiste de la culture gréco-romaine, et sa mère, traductrice, lui ont donné une excellente éducation, et il est proche de ses parents. Sa sophistication et ses talents intellectuels font d’Elio un jeune homme mûr pour son âge, mais il conserve aussi une certaine innocence, en particulier pour ce qui touche à l’amour. Un jour, Oliver, un séduisant Américain qui prépare son doctorat, vient travailler auprès du père d’Elio. Elio et Oliver vont bientôt découvrir l’éveil du désir, au cours d’un été ensoleillé dans la campagne italienne qui changera leur vie à jamais.

« Appelle-moi par ton nom », titre du roman d’André Aciman – ou l’échange des prénoms, le consentement, non au mariage, mais au désir, l’ivresse moins de la possession que de la dépossession en l’autre, de la fusion des âmes et des cœurs, l’aveu timide et murmuré, la quête éperdue d’une transparence absolue pour conjurer la perte et la mort…

« Call me by your name » de Luca Guadagnino ou comment une romance d’été devient une vibrante passion amoureuse, une relation homosexuelle un amour transcendant toutes les barrières, emportant toutes les digues, l’exaltation de l’instant la lente et sûre maturation de l’expérience amoureuse, l’hymne au plaisir une méditation douloureuse sur l’absence, ce deuil de l’autre qui nous construit autant qu’il nous foudroie…D’un cadre apparemment conventionnel, une maison patricienne à Crema en Lombardie au cœur de l’été 1983, d’une famille fort aisée et cultivée, les Perlman – lui brillant archéologue, elle traductrice, leur fils Elio adolescent doué, cultivé, épanoui, Oliver, l’étudiant américain, doctorant solaire, éphèbe immédiatement adapté et adopté par ses hôtes – d’un scénario minimal – la naissance d’un premier amour entre un adolescent de 17 ans (Timothée Chalamet) et un jeune homme de 22 ans (Armie Hammer), le cinéaste a su faire une épure déchirante et une oeuvre brûlante, évitant les écueils de l’esthétisme et de la trivialité comme du pathos et du tragique. Un film baigné d’une musique aussi variée qu’émouvante, de Bach aux Psychedelic Furs en passant par Satie, Ravel et John Adams ou Sufjan Stevens.

Ce n’est pas le plaisir, c’est la morale, bien souvent, qui est obscène : la fraîcheur des sensations, la joie pure et naïve d’une balade à vélo, d’un bain inopiné dans une piscine…-abreuvoir, la tendresse caressante et attentivement discrète des parents, la pulsation rieuse et gourmande de repas sous la tonnelle créent une atmosphère de sensualité légère et de bonheur dûment savouré comme un art épicurien. La force et surtout la limpidité de ces instants volés nous font oublier la richesse et le raffinement aristocratiques d’esthètes (trop ?) heureusement doués et bénis des dieux, la vanité d’Elio friand de livres et de musique, l’apparence si évidemment apollinienne du nouveau venu qui, au-delà de l’agacement premier du garçon devant céder sa chambre, loin de perturber une famille comme le personnage pasolinien de Théorème, s’intègre sans heurt au décor, se fait aimer sans tragique. Ce film semble démentir la célèbre formule de Gide selon qui on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments : ici, point de complication narrative, rien qu’une action soutenue par le seul déploiement dans la vie intense et la lenteur dégustée d’un amour d’abord timide ou ignoré, soumis à ses seules vibrations et oscillations marivaudiennes : le mélange d’attirance et de réticence initiales, le refus de reconnaître en soi un sentiment insolite, la peur de se découvrir, de ne pas être aimé réciproquement, la hantise d’un aveu longtemps différé, rarement opportun, enfin brusqué autour d’une fontaine après avoir été comme préparé et mis en abyme par une nouvelle de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre lue par la mère Annella (Amira Casar), l’histoire d’un chevalier transi d’amour ne sachant plus s’il doit parler ou mourir.

De tout ce jeu de dévoilements et dérobements s’apprivoise, se nourrit, s’exaspère la passion. Le plus étonnant, le plus fort décidément est que cette passion nous captive et nous bouleverse finalement alors que, réduite à sa plus simple expression, à son développement naturel, oserais-je dire mélancolique sinon heureux, elle ne se heurte à aucun des trois obstacles qu’une histoire similaire ou une mise en scène moins inspirée requerraient immanquablement pour l’économie du drame et l’intérêt du spectateur. Elio et Oliver ne connaissent aucun empêchement matériel à leur amour car ils occupent des chambres voisines, comme une chambre double, en miroir, de part et d’autre de la salle de bains ; ils peuvent se voir et s’aimer à longueur de journée et de nuit, les parents d’Elio l’encourageant même à raccompagner son ami pour passer quelques jours ensemble avant le départ définitif de l’étudiant. Ainsi, la famille, érudite et hédoniste, libérale quoiqu’éprise de tradition, loin de s’opposer à leur amour – tragique entrave depuis Roméo et Juliette – le favorise avec une ouverture d’esprit et une acceptation de la vie si exceptionnelles qu’elles paraîtraient même un peu irréelles sans le poids vécu et l’aveu exhalé du dialogue final entre le père et le fils. Enfin, grâce au scénario épuré de James Ivory dont le sulfureux Maurice se voulait socialement et sexuellement plus subversif, aucun interdit social et moral ne pèse ici sur l’homosexualité des jeunes gens – ni réprobation parentale encore une fois, ni regard de voisin, ni même jalousie ou reproches amers de la petite Marzia qui, délaissée, dit simplement sa souffrance de ne plus voir Elio lequel, n’osant avouer qu’il ne l’aime pas, au demi-mensonge « Je travaillais », préfère finalement l’aveu gestuel de bras ballants, comme pour exprimer l’accablement d’une indicible passion, trop forte pour lui, qui l’accable autant qu’elle le ravit – et qu’il regretterait presque pour elle ; Oliver parti, Marzia (Esther Garrel) lui déclarera son amour…sans espoir, aveu d’autant plus facile que gratuit, à moins que l’offrande de son indéfectible amitié, élégance d’une belle âme, ne masque une ruse du cœur prêt à attendre, à reconquérir l’aimé endolori…

De cette fluidité parfaite, de cette liberté absolue, où la retenue se marie à l’exubérance, le réalisateur a su tirer la peinture lente et intense d’une passion sans heurt, d’une passion heureuse, fuyant aussi bien les tourments ou l’hystérie auxquels elle prête d’ordinaire, que l’intellectualisme, la vision romantique de l’amour : le spleen, les questionnements sans fin, une certaine complaisance dans la douleur. A quoi tient cette réussite, voire ce miracle ? A la mise en scène. On n’en finirait pas de décliner ces moments de grâce que la caméra saisit de si près, au cœur desquels elle nous immerge avec sa courte focale : la sensualité et le désir que l’amour des jeunes gens semble insuffler au décor alentour, à cette statue de Praxitèle sauvée des eaux, à cette main antique, cet avant-bras retrouvé qu’ils caressent comme si leur amour démiurge recréait le monde autour d’eux, comme si leur passion était à la fois cachée et éclatante, à l’image de ces trésors archéologiques qui revivent en pleine lumière, fragiles et conquérants par-delà le temps ; ces plans tout en profondeur de champ sur une épaule, un bras replié, qui disent l’abandon des corps et la grâce surprise ; ce tournoiement de la caméra captant le chassé-croisé des jeunes gens autour de la fontaine sur une place écrasée de soleil, lieu des paroles étranglées, de l’aveu brusqué, d’un vomissement d’Elio par trop-plein de bonheur, cette fontaine où Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues voyait déjà les balbutiements de l’aveu et la naissance de l’amour.

Mieux : Luca Guadagnino se permet de jouer avec les poncifs, une pomme arrachée au jardin d’Eden des Perlman par une main avide – symbole lourd, voire agaçant – se dit-on d’abord – pour mieux les déjouer par l’érotisme, les dynamiter ensuite dans une scène qui flirte avec la trivialité (ou la pornographie) : une pêche souillée du sperme d’Elio au terme de sa masturbation et qu’Oliver surgissant feint de croquer à pleines dents, entre jeu et désir d’absolu. Mais ce n’est rien auprès des dernières scènes du film : cette longue discussion entre M. Perlman (joué par Michael Stuhlbarg) et son fils Elio sur un canapé, le père caressant les cheveux de son fils abandonné, tentant d’apaiser sa douleur en lui disant de l’apprivoiser (car elle est liée indissolublement au plaisir, au bonheur et vouloir l’annihiler, c’est tuer le souvenir et oublier les moments, même malheureux, qui nous ont construits), leçon mi-épicurienne, mi-stoïcienne, qui culmine en un élan d’admiration envers Elio qui a eu le courage, lui, d’aller jusqu’au bout de sa passion et l’aveu inattendu, à mi-voix d’un amour sans doute homosexuel, jamais assumé par M. Perlman.

Le film s’achève en un plan séquence sur Elio auprès du feu, le salon, une fenêtre grise et floue à l’arrière-plan. Scène bouleversante pour trois raisons : la musique « Visions of Gideon » de Sufjan Stevens, le crépitement du feu, qui dit tout – la brûlure de la passion, les cendres d’un amour défunt, la purification par la douleur – et le visage ravagé de larmes d’Elio, décalé dans le plan, remâchant sa souffrance et la travaillant déjà, la laissant se décanter, lentement mais sûrement.

Vers le hors-champ d’une vie retrouvée, d’une promesse encore confuse, mais fidèle au passé, nourrie par l’expérience. « Comme la vie est lente et comme l’espérance est violente », chantait Apollinaire dans « Le Pont Mirabeau »…

Claude

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