L’Oeuf du serpent de Ingmar Bergman

 

Du 21 au 26 juin 2018
Soirée-débat jeudi 21 à 20h30
Film (vo, décembre 1977, 2h) de Ingmar Bergman avec Liv Ullmann, David Carradine et Gert Fröbe

Titre original : The Serpent’s Egg
Distributeur : Mary-X

 

 

Présenté par Jean-Marc Colrat

Synopsis :  Berlin, dans la semaine du 3 au 11 novembre 1923. Un paquet de cigarettes coûte 4 milliards de marks. C’est l’inflation galopante, le chômage, la misère et le désespoir. Au milieu du chaos, Abel Rosenberg se sent triplement étranger puisqu’il est juif, américain et chômeur. Alors qu’il se perd dans l’alcool, Abel découvre le corps de son frère suicidé d’une balle dans la bouche. Interrogé par le commissaire, il a l’intuition qu’on le soupçonne de plusieurs meurtres perpétrés dans le quartier. Il se réfugie auprès de Manuela, ancienne compagne de son frère qui joue un numéro dans un cabaret des bas-fonds. Ensemble, ils font une rencontre perfide et s’égarent dans la peur, menacés par un mal innommable qui « tel un oeuf de serpent, laisse apparaître à travers sa fine coquille la formation du parfait reptile »…

Dossier de presse *** Bande-annonce *** Horaires

 

La vie d’un artiste ou d’un cinéaste explique souvent son oeuvre quand elle ne l’informe pas inconsciemment : « L’Oeuf du serpent », tourné en 1977, film d’inspiration expressionniste mais apparemment plus hollywwodien, moins abstrait et dépouillé que sa production ultérieure, se fonde ainsi sur trois expériences d’Ingmar Bergman – un égarement de jeunesse, un traumatisme financier et une pratique, une vision artistiques, qui confèrent à ce premier opus tourné en anglais à l’étranger, ses dimensions historique, psychologique et artistique.

Le jeune Ingmar a été amené, à l’âge de 16 ans, en 1934, un an après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, à séjourner en Allemagne dans une famille de Thuringe : à cette occasion, le garçon dont on connaît l’éducation rigoriste, sous la férule d’un pasteur luthérien, assista à un meeting nazi lors duquel le Führer lui fit l’effet d’une révélation avec son charisme, son art de la mise en scène, sa puissance oratoire pour galvaniser les foules. Certes, le cinéaste reviendra de cette fascination première après la découverte de la Shoah mais nul doute que cette emprise, partagée par nombre de ses contemporains, constituera une source aveugle de création pour lui, moins dans l’ordre d’une pénitence personnelle qui n’est pas du domaine de l’art que d’une prise de conscience et d’un dépassement créateurs par lequel on assume son passé pour mieux le dépasser : le film, qui met en scène Abel Rosenberg (David Carradine), trapéziste américain exilé à Berlin, évoque en effet la montée du nazisme, même si la marche sur Munich début novembre 1923 se solde par un échec certes finalement patent mais laissant le goût amer d’un essai bientôt transformé… Chômeur et lui-même juif, le héros assiste à une ratonade contre un Noir ou à l’intrusion violente d’un groupe de SA qui saccagent le bar des bas-fonds où travaille son amie et belle-sœur Manuela (Liv Ullmann), dont le mari s’est tiré une balle dans la bouche – l’une des premières scènes du film où Abel découvre le corps de son frère et compagnon de chambrée et de cirque, dans l’embrasure d’une porte, le visage plongé dans le noir pour éviter une caméra subjective sur-expressive. La violence du commissaire Bauer, qui le soupçonne de meurtre après une série de morts mystérieuses, les huis-clos étouffants des cabarets, des grilles du commissariat ou des loges de théâtre où sourd la peste brune (comme dans Cabaret de Bob Fosse), l’atmosphère glauque et poisseuse d’étroites ruelles aux chevaux dépecés et aux âcres volutes de fumées (Abel signifiant souffle, vapeur en hébreu), des archives de l’hôpital où travaille le docteur Vergerus, ancien camarade de classe d’Abel, féru de dissection (de cœurs de rat !), avec leurs couloirs interminables, labyrinthiques – tout contribue à créer une atmosphère de déliquescence placée d’emblée par une sourde voix off, cyniquement explicative, sous le signe de la misère et du chômage, propice à la couvée du « serpent » que la République de Weimar n’aura pas su tuer dans l’œuf.

La deuxième expérience inspiratrice est liée aux soucis financiers et judiciaires du cinéaste au moment même de la création du film. Bergman a en effet été arrêté en 1976 pour fraude fiscale au profit de sa société de production basée en Suisse : il sera condamné et emprisonné en Suède. Il aura beau être lavé de tout soupçon et définitivement innocenté, le mal est fait et l’artiste en éprouvera une profonde blessure, qui se traduira par une violente dépression et une véritable schizophrénie qui ne peuvent pas ne pas avoir été en quelque manière insufflées, sinon communiquées consciemment aux personnages. « L’Oeuf du serpent » en effet est un film sur la folie, celle qui s’empare peu à peu de l’âme d’Abel, ce trapéziste dont la vie ne tient qu’à un fil, découvrant la mort horrible de son frère, en portant la culpabilité, se cognant la tête à des plafonds pourris dans ce bar minable ou ces archives kafkaïennes, telle l’araignée du spleen baudelairien. Cette folie gagne aussi tous les personnages du film et jusqu’à ces figurants se pressant, hagards, comme des moutons dans le silence mou du premier plan, ironiquement mis en valeur en montage alterné par la musique jazzy de ces années 30, comme pour mieux dénoncer la lèpre gangrenant bientôt les cerveaux sous les oripeaux de la fête et les flonflons des années folles. Cette folie s’incarne dans les victimes des expériences médicales -nazies avant l’heure – auxquels Abel assiste médusé dans la projection finale d’un film du docteur Vergerus (Heinz Bennent): des corps désarticulés, des individus d’abord calmes puis totalement détraqués par un psychotrope ou des électrodes… Cette folie a un nom, le docteur Vergerus, terrible préfiguration du trop réel docteur Mengele, image politique et double fantasmatique du docteur Mabuse, et autres figures de Fritz Lang ou de Robett Wiene, bien qu’on puisse regretter l’apparition assez tardive du personnage et son traitement un peu sommaire, une silhouette manipulatrice ou une idée froidement scientiste ici plutôt qu’un personnage de chair et de sang, dont la camaraderie puis la défiance passées avec Abel eussent mérité plus de précision et de vraisemblance.

Enfin, ce film témoigne du goût de Bergman pour le théâtre, monde ici interlope de scènes légères, de loges et coulisses miséreuses, et d’une réflexion sur l’image, cinématographique ou télévisuelle, au regard de laquelle il prend même une valeur singulièrement prémonitoire : songeons seulement à notre actualité médiatique, à la toute-puissance de l’image subliminale, à l’obscénité omniprésente de la télé-réalité – et l’on se demandera si ces caméras qui observent et filment les malades de l’hôpital, ou plutôt les cobayes de Vergerus, n’annoncent pas cette société de surveillance, devenue la face ostensible, le visage triomphant de nos démocraties aussi, pas seulement le panocticon dénoncé par Foucault dans Surveiller et punir ou les télécrans de la dictature orwellienne dans 1984. Peut-être le cinéaste lui-même a-t-il voulu se représenter ou évoquer une virtualité manipulatrice en tout réalisateur, qui brusque ses personnages, les fait sortir d’eux-mêmes ou les mène au plus loin, au risque de la folie.

Face aux prestiges et à la toute-puissance des images, il ne reste parfois, pour son salut, face aux casseurs nazis de vitres ou de lunettes en leurs nuits de cristal, qu’à briser les écrans avec Abel, au risque de la folie. D’une folie salvatrice, de l’autre côté du miroir ?

Claude

Call me by your name (4)

 

Prix du jury international au Festival de la Roche sur Yon 2017, Oscar 2018 du meilleur scénario adapté, et Meilleur scénario adapté aux BAFTA 2018
Du 26 avril au 1er mai 2018

Film italien (vo, février 2018, 2h11) de Luca Guadagnino
Avec Armie Hammer, Timothée Chalamet, Michael Stuhlbarg, Amira Casar, Esther Garrel et Victoire Du Bois

Distributeur : Sony Pictures

Présenté par Pauline Desiderio

Synopsis : Été 1983. Elio Perlman, 17 ans, passe ses vacances dans la villa du XVIIe siècle que possède sa famille en Italie, à jouer de la musique classique, à lire et à flirter avec son amie Marzia. Son père, éminent professeur spécialiste de la culture gréco-romaine, et sa mère, traductrice, lui ont donné une excellente éducation, et il est proche de ses parents. Sa sophistication et ses talents intellectuels font d’Elio un jeune homme mûr pour son âge, mais il conserve aussi une certaine innocence, en particulier pour ce qui touche à l’amour. Un jour, Oliver, un séduisant Américain qui prépare son doctorat, vient travailler auprès du père d’Elio. Elio et Oliver vont bientôt découvrir l’éveil du désir, au cours d’un été ensoleillé dans la campagne italienne qui changera leur vie à jamais.

« Appelle-moi par ton nom », titre du roman d’André Aciman – ou l’échange des prénoms, le consentement, non au mariage, mais au désir, l’ivresse moins de la possession que de la dépossession en l’autre, de la fusion des âmes et des cœurs, l’aveu timide et murmuré, la quête éperdue d’une transparence absolue pour conjurer la perte et la mort…

« Call me by your name » de Luca Guadagnino ou comment une romance d’été devient une vibrante passion amoureuse, une relation homosexuelle un amour transcendant toutes les barrières, emportant toutes les digues, l’exaltation de l’instant la lente et sûre maturation de l’expérience amoureuse, l’hymne au plaisir une méditation douloureuse sur l’absence, ce deuil de l’autre qui nous construit autant qu’il nous foudroie…D’un cadre apparemment conventionnel, une maison patricienne à Crema en Lombardie au cœur de l’été 1983, d’une famille fort aisée et cultivée, les Perlman – lui brillant archéologue, elle traductrice, leur fils Elio adolescent doué, cultivé, épanoui, Oliver, l’étudiant américain, doctorant solaire, éphèbe immédiatement adapté et adopté par ses hôtes – d’un scénario minimal – la naissance d’un premier amour entre un adolescent de 17 ans (Timothée Chalamet) et un jeune homme de 22 ans (Armie Hammer), le cinéaste a su faire une épure déchirante et une oeuvre brûlante, évitant les écueils de l’esthétisme et de la trivialité comme du pathos et du tragique. Un film baigné d’une musique aussi variée qu’émouvante, de Bach aux Psychedelic Furs en passant par Satie, Ravel et John Adams ou Sufjan Stevens.

Ce n’est pas le plaisir, c’est la morale, bien souvent, qui est obscène : la fraîcheur des sensations, la joie pure et naïve d’une balade à vélo, d’un bain inopiné dans une piscine…-abreuvoir, la tendresse caressante et attentivement discrète des parents, la pulsation rieuse et gourmande de repas sous la tonnelle créent une atmosphère de sensualité légère et de bonheur dûment savouré comme un art épicurien. La force et surtout la limpidité de ces instants volés nous font oublier la richesse et le raffinement aristocratiques d’esthètes (trop ?) heureusement doués et bénis des dieux, la vanité d’Elio friand de livres et de musique, l’apparence si évidemment apollinienne du nouveau venu qui, au-delà de l’agacement premier du garçon devant céder sa chambre, loin de perturber une famille comme le personnage pasolinien de Théorème, s’intègre sans heurt au décor, se fait aimer sans tragique. Ce film semble démentir la célèbre formule de Gide selon qui on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments : ici, point de complication narrative, rien qu’une action soutenue par le seul déploiement dans la vie intense et la lenteur dégustée d’un amour d’abord timide ou ignoré, soumis à ses seules vibrations et oscillations marivaudiennes : le mélange d’attirance et de réticence initiales, le refus de reconnaître en soi un sentiment insolite, la peur de se découvrir, de ne pas être aimé réciproquement, la hantise d’un aveu longtemps différé, rarement opportun, enfin brusqué autour d’une fontaine après avoir été comme préparé et mis en abyme par une nouvelle de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre lue par la mère Annella (Amira Casar), l’histoire d’un chevalier transi d’amour ne sachant plus s’il doit parler ou mourir.

De tout ce jeu de dévoilements et dérobements s’apprivoise, se nourrit, s’exaspère la passion. Le plus étonnant, le plus fort décidément est que cette passion nous captive et nous bouleverse finalement alors que, réduite à sa plus simple expression, à son développement naturel, oserais-je dire mélancolique sinon heureux, elle ne se heurte à aucun des trois obstacles qu’une histoire similaire ou une mise en scène moins inspirée requerraient immanquablement pour l’économie du drame et l’intérêt du spectateur. Elio et Oliver ne connaissent aucun empêchement matériel à leur amour car ils occupent des chambres voisines, comme une chambre double, en miroir, de part et d’autre de la salle de bains ; ils peuvent se voir et s’aimer à longueur de journée et de nuit, les parents d’Elio l’encourageant même à raccompagner son ami pour passer quelques jours ensemble avant le départ définitif de l’étudiant. Ainsi, la famille, érudite et hédoniste, libérale quoiqu’éprise de tradition, loin de s’opposer à leur amour – tragique entrave depuis Roméo et Juliette – le favorise avec une ouverture d’esprit et une acceptation de la vie si exceptionnelles qu’elles paraîtraient même un peu irréelles sans le poids vécu et l’aveu exhalé du dialogue final entre le père et le fils. Enfin, grâce au scénario épuré de James Ivory dont le sulfureux Maurice se voulait socialement et sexuellement plus subversif, aucun interdit social et moral ne pèse ici sur l’homosexualité des jeunes gens – ni réprobation parentale encore une fois, ni regard de voisin, ni même jalousie ou reproches amers de la petite Marzia qui, délaissée, dit simplement sa souffrance de ne plus voir Elio lequel, n’osant avouer qu’il ne l’aime pas, au demi-mensonge « Je travaillais », préfère finalement l’aveu gestuel de bras ballants, comme pour exprimer l’accablement d’une indicible passion, trop forte pour lui, qui l’accable autant qu’elle le ravit – et qu’il regretterait presque pour elle ; Oliver parti, Marzia (Esther Garrel) lui déclarera son amour…sans espoir, aveu d’autant plus facile que gratuit, à moins que l’offrande de son indéfectible amitié, élégance d’une belle âme, ne masque une ruse du cœur prêt à attendre, à reconquérir l’aimé endolori…

De cette fluidité parfaite, de cette liberté absolue, où la retenue se marie à l’exubérance, le réalisateur a su tirer la peinture lente et intense d’une passion sans heurt, d’une passion heureuse, fuyant aussi bien les tourments ou l’hystérie auxquels elle prête d’ordinaire, que l’intellectualisme, la vision romantique de l’amour : le spleen, les questionnements sans fin, une certaine complaisance dans la douleur. A quoi tient cette réussite, voire ce miracle ? A la mise en scène. On n’en finirait pas de décliner ces moments de grâce que la caméra saisit de si près, au cœur desquels elle nous immerge avec sa courte focale : la sensualité et le désir que l’amour des jeunes gens semble insuffler au décor alentour, à cette statue de Praxitèle sauvée des eaux, à cette main antique, cet avant-bras retrouvé qu’ils caressent comme si leur amour démiurge recréait le monde autour d’eux, comme si leur passion était à la fois cachée et éclatante, à l’image de ces trésors archéologiques qui revivent en pleine lumière, fragiles et conquérants par-delà le temps ; ces plans tout en profondeur de champ sur une épaule, un bras replié, qui disent l’abandon des corps et la grâce surprise ; ce tournoiement de la caméra captant le chassé-croisé des jeunes gens autour de la fontaine sur une place écrasée de soleil, lieu des paroles étranglées, de l’aveu brusqué, d’un vomissement d’Elio par trop-plein de bonheur, cette fontaine où Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues voyait déjà les balbutiements de l’aveu et la naissance de l’amour.

Mieux : Luca Guadagnino se permet de jouer avec les poncifs, une pomme arrachée au jardin d’Eden des Perlman par une main avide – symbole lourd, voire agaçant – se dit-on d’abord – pour mieux les déjouer par l’érotisme, les dynamiter ensuite dans une scène qui flirte avec la trivialité (ou la pornographie) : une pêche souillée du sperme d’Elio au terme de sa masturbation et qu’Oliver surgissant feint de croquer à pleines dents, entre jeu et désir d’absolu. Mais ce n’est rien auprès des dernières scènes du film : cette longue discussion entre M. Perlman (joué par Michael Stuhlbarg) et son fils Elio sur un canapé, le père caressant les cheveux de son fils abandonné, tentant d’apaiser sa douleur en lui disant de l’apprivoiser (car elle est liée indissolublement au plaisir, au bonheur et vouloir l’annihiler, c’est tuer le souvenir et oublier les moments, même malheureux, qui nous ont construits), leçon mi-épicurienne, mi-stoïcienne, qui culmine en un élan d’admiration envers Elio qui a eu le courage, lui, d’aller jusqu’au bout de sa passion et l’aveu inattendu, à mi-voix d’un amour sans doute homosexuel, jamais assumé par M. Perlman.

Le film s’achève en un plan séquence sur Elio auprès du feu, le salon, une fenêtre grise et floue à l’arrière-plan. Scène bouleversante pour trois raisons : la musique « Visions of Gideon » de Sufjan Stevens, le crépitement du feu, qui dit tout – la brûlure de la passion, les cendres d’un amour défunt, la purification par la douleur – et le visage ravagé de larmes d’Elio, décalé dans le plan, remâchant sa souffrance et la travaillant déjà, la laissant se décanter, lentement mais sûrement.

Vers le hors-champ d’une vie retrouvée, d’une promesse encore confuse, mais fidèle au passé, nourrie par l’expérience. « Comme la vie est lente et comme l’espérance est violente », chantait Apollinaire dans « Le Pont Mirabeau »…

Claude

Mon oncle de Jacques Tati

 

Du 24 au 29 mai 2018Soirée-débat jeudi 24 à 20h30Film français (1958, 1h56) de Jacques Tati
Avec Jacques Tati, Jean-Pierre Zola et Adrienne Servantie

Présenté par Jean-Loup Ballay

 

 

Synopsis : Le petit Gérard aime passer du temps avec son oncle, M. Hulot, un personnage rêveur et bohème qui habite un quartier populaire de la banlieue parisienne. Ses parents,M. et Mme Arpel, résident quant à eux dans une villa moderne et luxueuse, où ils mènent une existence monotone et aseptisée. Un jour que Gérard rentre d’une énième virée avec son oncle, M. Arpel prend la décision d’éloigner son fils de M. Hulot. Il tente alors de lui trouver un travail dans son usine de plastique, tandis que sa femme lui organise un rendez-vous galant avec l’une de leurs voisines…

Silhouette dégingandée, saccades apprivoisées, déséquilibre sans cesse conjuré, feutre mou et raideur mécanique alliée à une politesse vieille France pour saluer dames ou demoiselles, à une distraction apparente dont on ne sait trop si elle n’est pas jeu cocasse avec le réel, subversion élégante et pince-sans-rire d’une modernité tellement sclérosante qu’il faut la mimer jusqu’à l’épuiser, pousser sa logique jusqu’à l’absurde… C’est toujours un plaisir ou au moins une redécouverte, dans Mon oncle, sorti en 1958, que le jeu de Jacques Tati, personnage gracile de BD, masque burlesque mais inexpressif à la Buster Keaton, marginal moins rejeté par la société qu’en minant de l’intérieur les codes, même si l’on ne peut s’empêcher de penser à Charlie Chaplin (l’émotion pathétique et la dénonciation sociale en moins), au Charlot des Temps modernes se battant avec sa clé à molette et ses écrous sur une chaîne de montage face à M. Hulot dans la cuisine entièrement automatisée de sa belle-sœur Mme Arpel : des ustensiles peu préhensibles, des appareils ménagers…électrocutants, un tiroir s’ouvrant et se refermant brusquement comme pour happer une poêle ou une casserole – le monde des objets semblant vivre d’une vie autonome, inquiétante, prêt à se venger de son créateur, dans un délire quotidien digne de Frankenstein

A vouloir éliminer la blessure du hasard ou de l’approximation, tout maîtriser du réel, et s’entourer d’un confort parfait, le grotesque couple Arpel a construit l’instrument de son propre asservissement : une maison de carton-pâte, d’un cubisme ridicule, un décor de cinéma comme on n’oserait plus en exhiber dans les fictions les plus exotiques ou les histoires les plus débridées, avec ses couleurs criardes ou acidulées, roses, vertes, violettes, ses lignes impeccables, ses œils-de-boeuf panopticons surveillant le quartier, ses dalles seules foulées pour préserver l’allée curviligne et jusqu’à cette fontaine-poisson qu’on ne déclenche que pour les invités de marque. Un monde rectiligne, quadrillé, à l’image du gilet du toutou de la famille, parfaitement assorti à l’écharpe de M. Arpel, un univers de voies déjà tracées, de réponses sans questions, de flèches routières, soulignées à la craie sur le sol, annoncées dès le générique par les poteaux indicateurs – un monde qui n’autorise les courbes des cercles-tapis que pour les domestiquer, les circonscrire en hublots ou paillassons, un monde de propreté absolue, entretenue par la maniaquerie maladive de madame, qui époussète les murs ou les pots de cactus autant que ses tapis ou tentures. La nature se venge de l’homme, tels cette fontaine phallique qui se détraque au milieu de la garden-party, obligeant Pichard, le collaborateur d’Arpel à se couvrir de terre en creusant une fosse, ou ces tubes fabriquées par l’usine Plastac, que l’incurie et l’endormissement de Hulot employé par son beau-frère transforment en boudins interminables et inarrêtables. Le clou du spectacle est peut-être cette porte de garage à ouverture automatique et à rayon infrarouge qui se referme sur M. et Mme Arpel, que leur chien délivrera en passant dans le faisceau lumineux après avoir provoqué de sa queue la catastrophe !

Face à ce monde carré et congelé, parcouru de pantins purement sociaux, s’épanouit la poésie d’un vieux quartier, comme un village montmartrois, la maison ouverte et improbable de Hulot, biscornue et archaïque comme un château hanté, étrange et familière comme le palais de dame Tartine, buissonnière et incohérente avec ses baies et coursives ouvertes, ses escaliers étroits, ce 3ème étage qu’il faut atteindre pour monter, non, pour descendre au deuxième : une vie trépidante, des rencontres embarrassées sur un impossible palier, l’activité fébrile du marché à deux pas. La vie dans les années cinquante, ce côté réalisme poétique, avec ses bandes de chiens errants autour des poubelles, son muret effondré, ce vieux réverbère défoncé, la carriole du chiffonnier et surtout ce terrain vague où des gamins crasseux, morveux et dépenaillés inventent des jeux improbables – course-poursuite, escalade sur un vieux pneu – tout un univers à la Doisneau ou à la Prévert – on pense aux belles photos qui émaillent l’album du photographe sur un texte de Cavanna Des doigts pleins d’encre, surtout dans ses dernières pages. Gérard, le fils Arpel, neveu de M. Hulot, un peu raide mais rétif à la rectitude parentale, louvoie entre les deux mondes : comme le chien de la famille s’encanaillant dans les faubourgs avec les canins prolos, il fait le lien entre ses parents et son oncle dont il se sent si proche mais dont le départ pour s’occuper d’usines en province libérera enfin la relation à son père enfin attendri, lequel joue à se cacher et fait preuve d’une fantaisie inaccoutumée à l’aéroport.

Le plus frappant pour moi dans cet inimitable classique du burlesque réside dans l’économie de la parole et du silence. On a tout dit de la poésie de ce film, de ces curieuses synesthésies de la lumière suscitant un chant d’oiseau lorsque s’ouvre la baie vitrée chez M. Hulot, des bruitages qui constituent un véritable décor sonore et mêlent des sons bien réels, et d’autres, enregistrés en studio ou post-synchronisés. En revoyant Mon oncle , ces bribes de paroles, ces borborygmes qui avaient pu m’agacer dans ma jeunesse bavarde, dans Les Vacances de M. Hulot notamment, me semblent aujourd’hui singulièrement signifiants, surtout quand ils se mêlent aux propos des Arpel, des cadres de l’entreprise ou de cette voisine grotesque, caricature assumée d’Hulot, à peine adoucie par son bibi rond et une boule canine, à l’allure de Castafiore et au masque de Cruella que Mme Arpel verrait bien fréquenter, voire épouser son frérot lunaire . Mon Oncle nous offre une formidable satire de ce règne de la « parlote » brocardé par Brel – réduit ici à l’écume de propos mondains, de politesses de voisinage, du jargon ultra-libéral ou de slogans commerciaux.

Comme un insipide bourdonnement, une rumeur profuse et diffuse, l’eau tiède de la vie moderne à quoi s’opposent les onomatopées du quotidien, les rires éclatants des gamins, la faconde d’un balayeur peu efficace, les cris des marchands de beignets, les voix tonitruantes des forains et bonimenteurs, les éclats de couples en souffrance – ces cris de Paris dont la symphonie discordante défie la morale mortifère et l’étouffante pureté des lignes de vie.

Un inventaire surréaliste, ou « à la Prévert » comme on dit, contre « la complainte du progrès » de Boris Vian…

Claude

 https: Boris Vian -La complainte du progrès (1956) //www.youtube.com/watch?v=9PTqTjHs5c0

Mektoub my love- Abdellatif Kechiche (2)

 

Présenté par Marie-Noël VilainDu 17 au 22 mai 2018Soirée débat mardi 22 mai à 20hFilm français (mars 2018, 2h55) de Abdellatif Kechiche avec Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim Kechiouche, Lou Luttiau, Alexia Chardard et Hafsia Herzi

Distributeur : Pathé

Présenté par Marie-Noël Vilain

 

« On dirait un Courbet ! Quand je pense qu’on a voulu le censurer stupidement pour cela ! Un cul de bonne femme ! Oh ! Il est magnifique. Je vais le peindre en vert, en bleu, en rouge, en jaune…J’y passerai des jours, des nuits, des mois s’il le faut. Ton cul, c’est mon génie ». Cette extase sans fin, presque douloureuse de Jean-Pierre Marielle caressant les fesses nues de son amie dans Les Galettes de Pont-Aven, assurément, Abdellatif Kechiche la reprendrait à son compte en filmant ce morceau de choix de l’anatomie féminine sur la plage, en boîte de nuit, dans les rues de Sète au fil de son Mektoub my love. Cette rondeur des chairs, cette promesse du corps qui se donne dans son refus même, dans son sillage chaloupé, nous est offerte d’emblée dans une scène d’amour particulièrement osée, à la fois exhibée et mise à distance par le regard timide, la présence diffuse, quasi-étrangère au monde d’Amin : le jeune homme découvre en voyeur, alors qu’il rend visite à son amie d’enfance sur son vélo auréolé de soleil, Ophélie faisant l’amour avec son cousin, Tony, séducteur effréné. Tout est dans ce début, toute l’oscillation de la vie entre attente et abandon, tension émue vers un idéal vaporeux et païennes épousailles avec l’âpre réalité : d’un côté, ce regard et bientôt cette gêne, en présence d’Ophélie lui demandant de garder le secret (de Polichinelle !) sur cette scène d’adultère, d’un garçon tout en intériorité, réceptacle du monde, caméra subjective et œil du réalisateur et pourtant lui-même bientôt au centre de tous les désirs ; de l’autre, l’ivresse des corps nus, une célébration de la jouissance, passion dévorante et lente maturation de l’orgasme, levrette appliquée, et postures enchaînées, cette chevelure ruisselante, ce visage rayonnant, chaviré de plaisir, retourné vers son partenaire, défiant la lumière, ces seins follement, et consciencieusement pétris, ces fesses luisantes comme sculptées sans fin sous la douche encore par une main fureteuse, dérisoirement artiste, jalouse de l’impeccable nature dans ses rondes-bosses…Oui, Courbet et Renoir mais aussi Rodin. Le film tout entier arrimera le quotidien au merveilleux, le dérisoire au sublime : la naissance de deux agneaux, bien plus poétique que documentaire, sur une musique de Mozart ; les filles dans les vagues jouant à désarçonner la cavalière juchée sur les épaules de leur compagnon sur une cantate de Bach, la vie soudain exaltée, magnifiée dans l’ivresse gamine des rires étoilés et des chutes éclaboussées…

Il faut oser filmer ainsi le corps superbe d’Ophélie Bau, nous donner à voir et à vivre l’image en temps réel, tout au long du film, nous faire épouser les désirs, les angoisses ou l’ennui des personnages – plus qu’une adhésion cinéphilique, une adhérence physique, palpable au monde – fût-il celui de dialogues forcément réduits – l’été, les vacances – de scènes de baignade ou de drague. Là où on aurait pu craindre que la lassitude ne poignît à l’horizon, on se sent immergé, comme on l’était sur le mode tragique dans une quête effrénée de couscous, un tragique parcours à vélomoteur dans La Graine et le Mulet : c’est parce qu’on ne se lasse pas du plaisir, et de la beauté quand se laissent aller les corps dépouillés des oripeaux sociaux et de la morale cul-bénite de « La Croix » déplorant bêtement un film « consternant », que ce nouvel opus nous emporte et nous ravit pendant plus de 3 heures. C’est parce qu’on aime la réalité – et les gens – que l’on épouse ce marivaudage estival à la Rohmer, la sensualité en plus, l’intellectualisme symbolique ou dramatique en moins. On retrouve tellement les émois de notre jeunesse, on regrette tant les occasions manquées, on revit si rêveusement la danse un peu vaine des somnambules qu’on veut les suivre jusqu’au bout, dans une sorte d’exténuation du réel : on veut exprimer tout le jus, savourer toute la pulpe du fruit, surtout défendu. Céline timide et mystérieuse va-t-elle se fixer, regarder enfin Amin ? Charlotte si emballée, aux deux sens du terme, par Tony, se remettra-t-elle de son infidélité, de son inconstance, ou plutôt de ce sentimentalisme naïf qui confond amour de vacances et grand amour ? Oui, ces discussions sans fin, nourries par l’expérience et la tendre indulgence d’une mère et d’une tante, on se surprend à les suivre avec gourmandise et même avec une impatience vaguement irritée. Ces jeunes gens peuvent paraître un peu creux, et leurs amours vaines, quoique épicées par les chasses-croisés d’un restaurant à l’autre, la quête d’un Tony préférant courir les filles plutôt que d’aider au restaurant familial, ou la faconde méridionale, la grivoiserie paternelle d’un oncle entreprenant prêt à bercer Céline sur ses genoux…

Il y a quelque chose de pur, de sublime à force, car derrière ou plutôt devant ce soleil du désir, on perçoit comme un brouillard, un halo laiteux d’angoisse, d’idéal contrarié : sous les néons de la fête, et la frénésie de la danse, percent des éclats de voix, les reproches amers de Charlotte à Tony qui la délaisse après l’avoir conquise. Elle ne comprend pas et demande des explications au play-boy qui la fuit de verre en verre, de femme en femme, de cocktail en rire contraint. Charlotte découvre l’amour et l’indicible déchirure du sentiment quand le jeu pour elle devient sérieux et la renvoie au tragique de la solitude. Même Céline, dansât-elle follement, ne peut se départir d’un fond de tristesse, d’un rictus inquiet – un rêve inassouvi ? – quand bien même son visage s’illumine d’un sourire, ou que son corps frémit à se sentir désiré…Amour ou désir ? Bonheur ou plaisir ? Rencontrant sur la plage Amin lui aussi aux prises avec ses démons, traînant son mal de vivre en débauche de photographies – pouvoir fixer Ophélie nue s’il a bien filmé le vélage – Charlotte lui propose au terme d’un timide dialogue de venir déjeuner dans son appartement désœuvré. Une vraie rencontre, douce et prometteuse, entre destin et instinct, peur et désir – loin de la frénésie initiale ou du grand amour, quelque chose qui se construirait, baigné par la lumière rasante du couchant, comme par un « rayon vert », pour connaître enfin « les nuits de la pleine lune ».
Claude

L’Ordre des choses – Andréa Segre (1)

animé par Jean-Claude Samouiller, membre de la Commission Personnes Déracinées d’Amnesty International France
Du 3 au 8 mai 2018
Soirée débat mardi 8 mai à 20h30
Film italien (vo, mars 2018, 1h55) de Andrea Segre 
Avec Paolo Pierobon, Giuseppe Battiston et Fabrizio Ferracane

Titre original : L’Ordine delle cose
Distributeur : Sophie Dulac

Synopsis : Rinaldi, policier italien de grande expérience, est envoyé par son gouvernement en Libye afin de négocier le maintien des migrants sur le sol africain. Sur place, il se heurte à la complexité des rapports tribaux libyens et à la puissance des trafiquants exploitant la détresse des réfugiés. 
Au cours de son enquête, il rencontre dans un centre de rétention, Swada, une jeune somalienne qui le supplie de l’aider. Habituellement froid et méthodique, Rinaldi va devoir faire un choix douloureux entre sa conscience et la raison d’Etat : est-il possible de renverser l’ordre des choses ?

 

La fin d’un film ou d’une oeuvre littéraire vaut souvent par trois aspects : comme dénouement d’une histoire, aboutissement logique ou surprenant d’une dynamique narrative ; accomplissement plus ou moins dramatique du héros – à moins qu’il ne s’agisse se sa faillite attendue, ou, à tout le moins, expression de sa psychologie ; explication d’une thématique philosophique, justification ultime d’une atmosphère dans laquelle aura baigné le spectateur ou le lecteur et qui traduit au fond l’ethos de l’écrivain, son intention consciente ou inavouée. Dans tous les cas, quelque sens que l’on en privilégie, le dénouement nous séduira d’autant plus qu’il apparaîtra à la fois comme totalement imprévisible à la conscience plongée dans l’illusion romanesque, la fameuse « suspension volontaire de l’incrédulité » chère à Coleridge, et profondément cohérent, à y bien réfléchir, à revoir, à réinterpréter des indices qui anticipaient, annonçaient ce qu’on ne voulait ou savait pas voir. A ce jeu d’anticipations et de relectures, de prolepses et d’analepses, on reconnaît – me semble-t-il – une grande oeuvre : en tout cas, cette logique déceptive, cette évidence différée et pourtant inexorable pourrait être un critère déterminant de qualité et surtout de dialogue d’un film avec ses spectateurs.

A cet égard, le 3ème opus d’Andrea Segre, « L’Ordre des choses », est assurément un grand film. Je dois être resté naïf, voire fleur bleue car je croyais vraiment que le héros, ce super-policier italien travaillant pour son pays et l’Europe, à contenir, voire à maintenir les migrants y arrivant en Lybie, irait jusqu’au bout de sa compassion active pour la jeune Swada, réfugiée somalienne dont le frère est mort, enfermée dans un centre de détention (bien plus que de rétention), qu’après avoir écouté les supplications de la jeune femme, volées aux surveillants (au destin ?) lors de ses deux visites, être de son propre chef entré en relation avec elle sur Facebook et par Skype, il l’aiderait à partir, à retrouver son mari en Finlande. Prenait-il donc tant de risques, même si l’on pouvait le faire chanter, d’autant qu’il était allé assez loin avec le chef plus ou moins mafieux de ce centre, qu’il avait menacé le responsable des gardes-côtes de dénoncer ses compromissions, fait preuve d’une apparente fermeté lors d’un repas d’accueil en Tunisie face à un chef de clan, un seigneur de la guerre dans ce pays totalement livré à lui-même depuis la chute de Khadafi et qui, n’acceptant pas le diktat d’un fonctionnaire européen, avait quitté la table ? On se surprenait à espérer que le professionnalisme certes assez froid mais justement efficace de ce flic un peu hors norme, ou en tout cas spécialisé, pourrait bousculer « l’ordre des choses », un ordonnancement strictement humain et pour cela même modifiable (ou modulable) – et non un destin irrémissible derrière lequel s’abritent certes les lâches et les indifférents mais que le volontarisme politique, l’activisme militant et la prise de conscience citoyenne devraient pouvoir retarder ou infléchir, au moins pour quelques individus, pour un homme, une femme…

Le cinéma, n’est-ce pas, c’est d’abord une histoire qui nous embarque, ou par quoi on se laisse ravir, aux deux sens du terme, dans une illusion romanesque et parfois même, comme ici, éthique et humaniste ? Car enfin, même si l’on n’aime pas trop, en cinéphile averti qu’on se pique d’être, les happy end forcément artificiels, on s’identifiera d’autant mieux au personnage que le film fictionnalisera son parcours, mettra en scène sa souffrance, parlera à notre puissance d’empathie. Et puis, entre nous, ça ne mangeait pas de pain de sauver cette jeune Somalienne, ça semblait s’inscrire dans le droit fil des émotions et des actes de plus en plus généreux de ce policier écœuré par la corruption et la violence ambiantes, demandant à voir le (frère ?) mort enfermé dans une cellule, dont le corps porte visiblement des traces de coups. Et puis l’allure à la fois un peu passe-muraille et assez martiale de ce fonctionnaire trop zélé arpentant les couloirs du centre de détention-panopticon, que surplombent ces cages de fer où des hommes fuyant la misère, la torture et la guerre, sont triés, entassés, battus à coups de matraque…N’avait-il pas enfin un côté justicier solitaire ? Convoqué par ses supérieurs, son ministre de tutelle obsédé par les seuls chiffres des réfugiés retenus sur les côtes libyennes et ce sous-fifre, ce petit chef renchérissant sur la vérité officielle à vendre aux médias, ne sentait-il pas sourdre en lui, et nous aussi, une colère froide, figée en rictus ironiques, en formules cyniques et lapidaires ? Car enfin quelle absurdité que d’aider les Lybiens, au nom de l’Europe, à « confiner », voire à repousser les réfugiés, au mépris du principe de non-refoulement et de ces droits de l’homme dont l’expression revenait souvent sur ses lèvres, de façon certes un peu convenue, mais non moins sincère sans doute ! Financer mafieux, gardes-côtes, chefs de guerre et gouvernement fantômes pour que les réfugiés ne viennent surtout pas en Europe, même si l’on peut comprendre que l’Italie ne pouvait pas « assumer », selon une formule bien commodément politique, « toute la misère du monde » !! Avait-on oublié les accords passés par l’Europe avec le Turc Erdogan, les réfugiés vendus à un dictateur ?

Oui, le policier Rinaldi allait enfin faire quelque chose pour cette femme, pour la beauté du geste et le plaisir de la trop-bien nommée fiction, d’autant qu’il avait été interloqué (mais étrangement pas si affecté que cela) par la démission de son collègue (joué par Olivier Rabourdin), démission sans doute incongrue (car on ne peut plus agir de l’intérieur sur le système qui ne nous pervertit pas bien sûr…), de ce collègue fatigué de cette situation absurde, de ce travail ubuesque, de cette « banalité du mal », pour parodier Hannah Arendt dans son Eichmann à Jérusalem, référence morale et politique pour notre cinéaste Andrea Segre.

Bien sûr, on était un peu gêné, en même temps qu’amusé par la maniaquerie du personnage, obsédé par la tenue de son gazon, mieux par la rectitude de la tonte, par cet escrimeur en chambre, s’exerçant sans cesse sur sa console, et même dans sa suite d’hôtel, un guerrier déjà mûr pour se révéler un jour, confessant à sa fille dans l’habitacle douillet et tragique d’une voiture qu’il se sentait un peu responsable de la mort d’un réfugié. On s’était senti agacé par son côté obsessionnel qui le poussait à remettre en place, et bien d’équerre contre sa grille, la poubelle du voisin mais on s’était dit, avec une intuition fulgurante, qu’il fallait sans doute y voir un signe, la marque d’un intérêt pour les autres, se manifestât-il de façon assez ridicule. Un homme préoccupé par la poubelle du voisin ne peut pas être un mauvais homme ; et les petits ruisseaux font les grandes rivières. Et puis la rectitude géométrique n’est-elle pas une métaphore de la droiture morale ? Une autre image pourtant nous revenait en tête, celle du père de Neil, l’adolescent épris de théâtre, ce père interdisant à son garçon dans Le Cercle des poètes disparus de Peter Weir de pratiquer une activité aussi futile, de frayer avec un professeur aussi subversif : on se souvenait soudain que, la nuit même du suicide de son fils pourtant adoré, il avait comme chaque soir soigneusement disposé ses pantoufles, bien parallèles, le long du lit. Oui, mais c’était un autre film – et un homme aussi complice de ses enfants, de son fils lui aussi escrimeur, si amoureux de sa femme, contemplant en esthète avec elle dans un musée le portrait pour nous prémonitoire (on le comprend après coup) d’une jeune fille guillotinée pour avoir tué son père incestueux et violeur ne pouvait que faire le bon choix, celui de la conscience, qui aurait juste un peu brouillé le bonheur d’une famille bourgeoise, terni épisodiquement les purs reflets d’une enfilade de baies vitrées.

On n’y croit pas ! Certes, il avait promis à son correspondant libyen une réponse pour Swada. Et, comme il est un fonctionnaire zélé, il tient ses promesses, en tout cas les promesses formalistes, celles qui n’engagent pas, ou juste la conscience professionnelle. Il appelle – on n’y croit pas – pour dire de laisser Swada à ses geôliers, de ne pas poursuivre, de ne pas acheter le chef du centre pourtant si vénal, bef, de renoncer au bonheur finlandais de la jeune femme.

On n’arrive pas à croire à cette faillite d’une conscience, dans ce débat épique, digne d’Antigone, entre raison d’Etat et loi du cœur, abâtardi en oscillation entre conscience professionnelle et bonne conscience compassionnelle. Et si c’était finalement l’attitude même de l’Europe face aux réfugiés, de la France si avare de son aide contrairement à l’Allemagne d’Angela Merkel lors de l’afflux syrien des années 2015-2016 ?

Au fond, on ne change pas : on ne fait que se modifier temporairement.

Et toute fin, si rageante qu’elle paraisse, est, dramatiquement, psychologiquement, philosophiquement,…terriblement prévisible.

Un grand film

Claude

Ouaga Girls de Theresa Traore Dahlberg

DOCUMENTAIRE DU MOIS


Du 26 avril au 1er mai 2018
Soirée débat lundi 30 à 20h30Film burkinabé (mars 2018, 1h22) de Theresa Traore DahlbergDistributeur : Juste DistributionPrésenté par Claude Sabatier Synopsis : Bien décidées à devenir mécaniciennes, Bintou, Chantale et Dina apprennent le métier à Ouagadougou. Au programme ? Étincelles sous le capot, mains dans le cambouis et surtout, bouleversements joyeux des préjugés : aucun métier ne devrait être interdit aux femmes !

« Ouaga Girls », 1er long métrage sorti le 7 mars dernier, veille de la Journée de la Femme, de la cinéaste suédoise Theresa Traore Dahlberg, de père burkinabé, met en scène l’expérience humaine et formatrice de jeunes filles à Ouagadougou, en troisième et dernière année de mécanique et carrosserie-tôlerie au Centre Féminin d’Initiation et d’Apprentissage aux Métiers. L’évocation de cette école pour jeunes femmes, créée en 1994, à l’initiative de l’association Attous-Yennenga, soutenue par l’ONG Terre des hommes suisse et Terre des hommes Allemagne, s’inscrit dans un double contexte politique, apparaissant en filigrane : celui, symbolique, sous lequel ses premières images placent le film, de l’émancipation féminine voulue par Thomas Sankara, dans sa révolution nationale communiste (1983-1987), avec des mesures comme la mise en place d’une journée du marché obligatoire pour les hommes (les poussant au partage des tâches ménagères) ou d’un salaire vital reversé par le mari à son épouse ; celui, diégétique, du contexte même de cette tranche de vie et du tournage du documentaire, la phase de transition du gouvernement provisoire et d’élections présidentielles après la chute de Blaise Compaoré accusé d’autocratie, de corruption et d’errements constitutionnels pour accéder à un 5ème mandat…Cet arrière-plan scande discrètement l’itinéraire intime et pré-professionnel des jeunes femmes : échos d’un journal télévisé, affiches électorales, discours du professeur d’histoire sur l’héritage des années Sankara.

La cinéaste fait le choix délicat et modeste d’accompagner la formation de Chantal, Bintou ou Mouniratou sans volonté didactique ni démonstrative, au risque de minorer, voire de minimiser la dimension documentaire proprement dite de son oeuvre : elle ne cherche pas à nous montrer en détail ou systématiquement les techniques de ponçage ou de peinture, à décrire l’acquisition de compétences, ou à souligner les progrès accomplis par ces futures carrossières ou garagistes sous la houlette de leurs professeurs ; elle préfère suggérer la beauté d’un geste, lors des épreuves pratiques finales, la crainte d’éclats de soudure chez une camarade sans lunettes de protection, le bourdonnement fébrile d’un habitacle de voiture, le mal de ventre d’une apprentie grondée par son enseignant qui ne voit là que paresse – sans oublier les rires qui fusent et les rêves d’amour au fond d’une fosse de réparation quand le maître de stage a le dos tourné.

La fosse de réparation comme métaphore de la communauté et symbole de l’âme ? Toujours est-il que cet espace clos et protecteur libère la parole et ouvre au spectateur un parcours socialement peu explicité (faut-il s’en plaindre ?) sur une intimité émouvante, saisie en rires étouffés, en gamineries adolescentes, en confidences balbutiées. Le paradoxe – le meilleur – de ce film réside sans doute dans ces virtualités, dans cette intensité fictionnelles par quoi il échappe justement au documentaire misérabiliste, par refus des stéréotypes sur la « misère » ou le « sous-développement » africains, et suggère l’angoisse existentielle, l’accession à l’âge adulte, la joie et la douleur de vivre. « Les phases de transition sont si fragiles dans la vie de chaque individu – explique la réalisatrice – qu’avec ce film, j’ai voulu saisir l’instant crucial où les choix déterminants s’opèrent. » S’effaçant au service de son sujet, contournant le plus souvent le passage obligé de l’entretien documentaire, Theresa Traoré Dahlberg privilégie la mise en scène d’instants intenses, tantôt volés, tantôt alanguis, qui dramatisent les échanges et fictionnalisent les situations, pour entrouvrir la porte d’un avenir rêvé ou l’abîme d’une existence déjà fragilisée : d’un côté, les interventions naïves et déterminées, lors d’un cours (de morale ou d’éducation sexuelle ?) des jeunes femmes sur les précautions à prendre en amour, les fantasmes d’une star en herbe chantant faux mais avec tant de foi et de fougue, le caractère bien affirmé de la femme désireuse de travailler et comptant bien imposer son intention à son futur mari, fût-ce au prix d’un divorce ; de l’autre, les pleurs, lors d’un entretien avec la psychologue scolaire, d’une élève semble-t-il abandonnée par sa mère, partie au Togo, les paroles confuses, le diction heurtée, le regard hébété d’une autre étudiante dont on semble comprendre que son père aurait pris un autre femme, ou qu’elle aurait vu ou subi des violences…

Film d’apprentissage, « Ouiga Girls » semble hésiter entre la fiction, des tranches de vie entraperçues, auxquelles on adhère instinctivement dans l’émotion d’un aveu, l’étincelle d’un regard badin ou brouillé – et le documentaire, qui dit peu sur l’origine sociale de ces jeunes filles, le recrutement, le fonctionnement, le financement de ce centre de formation, et n’évoque qu’allusivement l’analphabétisme (78 % de la population du Burkina Faso), l’insuffisante scolarisation (47 %) ou la précarité de la condition féminine avec les mariages précoces et forcés (un triste record mondial pour ce pays), les mutilations génitales encore pratiquées bien qu’interdites depuis 1996…A moins que tout, justement, ne soit résumé dans les lourds silences du dernier entretien ou la parole encore aphasique d’une conscience enfin un peu libérée.

Et si justement le charme et la force de ce film cosmopolite, par sa production et son équipe technique, qui donne de la jeunesse, toute d’émois et d’énergie, une image universelle, tenait à cette hésitation entre l’explication documentaire et l’expérience fictive ? Comme si la vie de ces « guerrières », qu’on s’est surpris à trouver un peu trop bavardes, un peu paresseuses et midinettes, en qui on n’avait pas tout à fait confiance, était incompréhensible et délicieusement, terriblement indicible…Comme une comédie musicale, étourdissante et quotidienne – bleu de travail et escarpins !

Claude

La Belle et la Belle- Sophie Filière

Du 12 au 17 avril 2018Soirée débat mardi 17 avril à 20h30
Film français (mars 2018, 1h35) de Sophie Fillières avec Sandrine Kiberlain, Agathe Bonitzer, Melvil Poupaud, Lucie Desclozeaux, Laurent Bateau, Théo Cholbi, Florence Muller et Brigitte RoüanDistributeur : Memento Films 

Présenté par Claude Sabatier

Synopsis : Margaux, 20 ans, fait la connaissance de Margaux, 45 ans : tout les unit, il s’avère qu’elles ne forment qu’une seule et même personne, à deux âges différents de leur vie…

 

« On ne sait jamais ce qu’il faut vouloir car on n’a qu’une vie et on ne peut ni la comparer à des vies antérieures ni la rectifier dans des vies ultérieures. Vaut-il mieux être avec Tereza ou rester seul ? Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est déjà la vie même ? C’est ce qui fait que la vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même « esquisse » n’est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l’ébauche de quelque chose, la préparation d’un tableau, tandis que l’esquisse qu’est notre vie n’est l’esquisse de rien, une ébauche sans tableau. Tomas se répète le proverbe allemand : « einmal ist keinmal », une fois ne compte pas, une fois, c’est jamais. Ne pouvoir vivre qu’une vie, c’est comme ne pas vivre du tout. »

Qui d’entre nous n’a jamais partagé l’angoisse existentielle de Tomas, le héros de « L’Insoutenable légèreté de l’être » de Milan Kundera, n’a jamais eu le sentiment d’une improvisation permanente dans sa vie, esquisse permanente d’un tableau inachevé, voire illusoire ? Si, jeunes, vous vous interrogez avec un mélange de crainte et d’espoir sur votre avenir, si, moins jeunes, vous vous retournez avec regret, voire amertume sur un passé que vous aimeriez tant réécrire, alors, dédoublez-vous en 2 hommes, ou plutôt 2 femmes, une jeune femme de 20 ans, Margaux (qui sera jouée par Agathe Bonitzer), une femme mûre de 45 ans (par Sandrine Kiberlain)…C’est à cette curieuse proposition de cinéma que nous invite Sophie Fillières dans son dernier film, de 2017, sorti en mars 2018, au titre tautologique : « La Belle et la Belle », une comédie sentimentale, une histoire de double burlesque, un postulat de départ fantastique pour une histoire finalement très réaliste, avec deux actrices à la fois différentes et assez comparables physiquement comme dans leur jeu : visage effilé, longue chevelure, rousse ou blonde, grâce indolente mâtinée de vivacité pince-sans-rire, même abandon au petit matin après l’amour, à moins que, mais si, tu te souviens, tu ne restais jamais au lit, mais non Marc, enfin…Analogies subtiles et indicibles grâce à ce dédoublement d’une même personne en 2 actrices, servies par des dialogues un peu décalés, des situations absurdes, mode Ionesco ou Pinter, des contretemps burlesques, une ironie légère sur le langage jeune ou sms comme sur le marivaudage de Marc où se dessine et s’égare le sentiment amoureux…

Le pari semble réussi, le film évitant le double écueil de l’invraisemblance fantastique ou d’un réalisme démonstratif : la rencontre de ces deux femmes, lors d’une fête, devant le miroir d’une salle de bains, leur chassé-croisé permanent, leurs amours communes – et pour cause ! – avec Marc interrogent les mystères de la destinée, nos doutes sur nos choix passés ou l’angoisse d’un avenir déjà marqué, ou refusé par la jeune Margaux dans l’image qu’en offre son aînée. Le parallèle entre le futur espéré (conjuré ?) et le passé regretté (réécrit ?) donne lieu à des scènes cocasses, comme celles où Agathe Bonitzer refuse un futur déjà écrit dans notre inertie ou nos tentations – coucher avec son directeur de recherche, abandonner son master à Lyon comme elle le…fera pourtant – où Sandrine Kiberlain ne s’émeut pas outre mesure de voir son jeune double saignant du nez après sa chute de ski ou a la prescience d’un vol de carte bleue ou de scooter du petit copain…Comme si chaque destin n’était pas profondément individuel, lié à des choix circonstanciels (le hasard de nos rencontres, le tropisme de notre caractère alors, le poids de nos convictions) qu’il ne faut pas regretter, car enfin, la Margaux mûre ne se sentait à l’époque pas prête à garder son enfant, par manque d’amour ou d’instinct maternel peut-être… Or, la vie ne nous donne pas forcément une seconde chance et n’empêchera pas la mort d’Esther, à la suite d’une maladie : belle idée que ce télescopage temporel où l’amie de Margaux-Bonitzer est bien présente dans une soirée jeunes ou dans un improbable skype, et pourtant déjà morte quand Margaux-Kiberlain se rend à son enterrement, pour ne pas y rester longuement, tant les hommages et le recueillement convenus lui pèsent. Margaux n’a pas changé finalement : rebelle et rétive. Et elle a beau mettre en garde sa cadette, comment celle-ci pourrait-elle éviter à son amie de disparaître tragiquement, sauf à anticiper maladroitement sa mort par un émouvant « Je t’aime » prémonitoire et un peu trop appuyé ?

Le thème amoureux, servi par une belle interprétation de Melvil Poupaud, charmeur mélancolique et faussement désabusé, vient servir cette variation sur l’identité et le temps vécu – dans ses promesses et dérobades. Les émois et embarras sentimentaux des deux femmes oscillent entre le triangle amoureux ici revu et corrigé en quadrature d’une vie unique et le questionnement sur un désir toujours nouveau, une expérience déjà jouée. De la jeune Margaux qui couche à tout va mais ne croit pas à l’amour – jusqu’au jour où il surgira, lu prédit Marc – à la quadragénaire un peu blasée, qui veut encore croire que sa passion renaîtra de ses cendres encore chaudes, se déploie une histoire d’amour dédoublée, comme allégée, détachée mais aussi redoublée avec l’élan timide de la jeune femme qui se donne, et la chance nouvelle que s’offre la femme mûre… Comme si, malgré Kundera, malgré toutes ses redites ou bégaiements (le même train, la même dédicace d’Aurélie Dupont dans le TGV, la 3ème image, le double âgé au même bonnet rouge croisé à la gare), la vie nous donnait une seconde chance, détissait l’imparfait et rouvrait un passé recomposé : au retour du ski, c’est bien la Margaux plus âgée que choisit Marc, tandis que l’effacement de la jeune, qui va vivre sa vie, libère en somme son aînée de son passé, qui nous tire si souvent en arrière et projette son ombre portée – peur obsédante de l’échec, sentiment d’inachèvement ou d’incomplétude – sur nos joies présentes, notre spontanéité et notre disponibilité à la vie. La plus jeune s’affirme, durement quand elle rompt d’un laconique sms avec deux garçons d’un coup, mais avec plus d’authenticité dans sa relation avec Marc ; la plus âgée se déleste et se libère.

Amusante pirouette finale, où le petit traumatisme crânien de la jeune Margaux introduit un aiguillage narratif inattendu dans ce ballet un peu répétitif, et symbolise l’acceptation par une femme de sa singularité, l’assomption de sa liberté : une esquisse belle et vraie, maladroite et fiévreuse peut-être, mais sans souci du tableau final, de toute façon toujours recommencé…

Claude

Le Bel Antonio

 

Du 12 au 17 avril 2018Soirée-débat jeudi 12 à 20h30Film italien (1961, 1h45) de Mauro Bolognini avec Claudia Cardinale, Marcello Mastroianni, Pierre Brasseur

Présenté par Arthur Polinori

Synopsis : Toutes les femmes sont amoureuses du bel Antonio. Mais lorsqu’il épouse Barbara, Antonio ne s’avère pas être l’amant espéré… Tout le monde est rapidement au courant et le jeune homme devient la risée de la ville.

 

Un miroir qui projette l’image floue d’un couple sur un lit, après l’amour semble-t-il ? mais la réalité révèle l’envers du décor : une femme allongée dans une pose atterrée (Paola), l’homme assis, comme prostré (Antonio). Une discussion s’engage : on comprend à ce prologue que rien ne s’est passé, qu’à l’amère déception de la femme aimée comme un ange (preuve d’amour certes, reconnaît-elle…) mais non honorée comme une femme répond la justification douloureuse de l’homme crucifié par son impuissance, à moins qu’il ne soit inhibé par son idéalisme, empêché de faire l’amour par son amour même. Cause de l’échec amoureux ou effet d’un idéalisme sentimental ? – le film aura la pudeur et l’élégance de maintenir le doute… Prégénérique en forme de prolepse qui aura suggéré pour la situation du bel Antonio une explication physique – dont on comprend qu’elle va être le sujet rare, délicat d’un film doux-amer tanguant entre mélancolie et grivoiserie – mais qui la nimbe de mystère, dessine une ligne de fuite : la difficulté à aimer quand on aime vraiment, la fragilité (la faiblesse ?) masculine, la déliquescence morale d’une société italienne des années 60 corsetée par une morale machiste et une religion hypocrite, la désillusion politique de jeunes gens revenus de leur rêve romain de carrière diplomatique pour retrouver notables et députés d’une Sicile véreuse, quêtant des places, ennuyée de mondanités, affamée de comédiennes légères… Plus tard, après la solitude glacée et la déréliction rêveuse d’Antonio derrière un voile de mousseline, dans le surcadrage d’une porte ou la profondeur de champ d’un couloir, c’est encore un miroir qui dira l’identité clivée, la brisure intime d’un homme sommé plus que jamais de manifester, d’exhiber, de concrétiser sa virilité, dans la pure extériorisation d’une conquête, par un père tonitruant de certitude et de vantardise, par une opinion publique qui se dit moins en murmures gênés, en injonctions familiales qu’elle ne somme de s’expliquer au téléphone – quand elle ne se proclame pas du haut d’un balcon. Reflets d’un éternel masculin en question dans la vitre d’une portière lors des confidences d’Antonio, joué tout en finesse et douleur contenue par Marcello Mastroianni, à son cousin Eduardo auquel une virée en voiture aura permis de délier la parole du fils indigne d’Alfio – cousin prévenant semble-t-il, lui-même déchiré entre désir et idéalisme, mais aussi ambigu : il a promis à son oncle de faire parler Antonio et, à l’annonce finale de la grossesse de la bonne Santozza, des œuvres d’Antonio, il ne comprend plus les scrupules de son cousin, son insatisfaction rémanente et se fait le héraut conformiste de l’Eglise et de la loi familiale, en demandant à être le parrain de l’enfant, du garçon bien sûr, à venir…La dernière image de ce film au noir et blanc heureusement préservé lui répondra avec le reflet christique du visage d’Antonio dans le couloir de l’appartement familial, saint-suaire douloureux s’effaçant dans le fondu au noir du générique. Le miroir d’une flaque sans amour…

Si statiques que puissent sembler certains personnages, illustrative et insistante la musique ou caricaturale parfois l’interprétation, impressionnante (pas assez dirigée ?) d’Alfio par Pierre Brasseur, le père d’Antonio, Mauro Bolognini préfère à l’esthétisme somptueux souvent reproché à sa mise en scène une discrète stylisation qui s’accorde à un sujet très réaliste, évitant la comédie égrillarde comme le mélodrame appuyé, dans une tonalité mélancolique et désabusée : le cinéaste crée une atmosphère étouffante, à l’image d’une société répressive, qui ignore l’individu et ne vit que de reproduction sociale. Une société frappant d’avance de mort le mariage et le possible bonheur des jeunes gens : il est symptomatique que le décès du grand-père soit cyniquement éclipsé par le retour du bel Antonio, le prêtre de la famille cachant le deuil jusqu’au lendemain matin et que la première apparition de Barbara se fasse sous la voilette noire des funérailles. Le couloir en est le symbole récurrent : couloir de l’appartement familial bouché par la silhouette imposante du père à l’arrivée d’Antonio à Catane (sans mot ni geste vraiment tendres), couloir symboliquement sombre menant à la réception mondaine, ou plutôt la partie fine, du député, couloir vide chez les Magnano, la vérité sur Antonio une fois révélée, motif du téléphone dans le corridor qui dit la communication publique, embarrassée ou brutale, des deux pères en colère et en conflit, d’Antonio sommé de s’expliquer – en lieu et place de l’échange intime, de la voix voilée ou cassée, du secret balbutié ou différé.

Couloir que, loin d’offrir une échappée salutaire, les rues étroites de Catane ne font que prolonger, sur leurs pavés disjoints, sous le regard sévère d’immeubles – phalliques ? – dans la promiscuité marmonnante des balcons, des fenêtres qui jacassent – dirait Brel : chemin initiatique qu’emprunte Antonio à son retour de Rome, étrangement félin et absent à lui-même,chemin de croix qu’il redescendra dans l’accablement de son impuissance et de ses rêves brisés. Espace confiné de la rue, et pourtant caisse de résonance du triomphe social – la sortie de l’église pour les jeunes mariés, Antonio et Barbara, fille de notaire sicilien remariée avec un duc, entrevue à travers une vitre – écho du malheur qu’Alfio divulgue et amplifie, comme la rumeur, en croyant le combattre, sa colère contre la noce aristocratique, son interpellation (un moment savoureux) du prêtre poursuivi dans le cloître, et mis en face de ses contradictions : l’Eglise, sous la pression des parents de Barbara et grâce à leurs liens avec l’archevêque, a en effet annulé le mariage de la jeune femme avec Antonio au motif d’une union non consommée pour lui permettre d’épouser un duc milliardaire ; condamner d’un même mouvement la luxure et la stérilité ou l’impuissance ne lui semble pas contradictoire, pas plus que de célébrer la sacralité de l’acte sexuel, dans le cadre bien réglementé du mariage et de l’enfantement au nom du précepte « una caro unus sanguinis » !

Là où reflets et corridors pourraient enfermer le regard, créer le pathos permanent du mélo, Bolognini suggère la souffrance : dans le silence gêné d’Antonio accablé par son image de « latine lover » dans les soirées, poursuivi bruyamment par sa voisine atterrée par son mariage (vrais pari et contre-emploi pour Mastroianni au sortir de « La dolce vita »), dans la lassitude soudaine du jeune homme s’enfermant dans sa chambre pour lire un passage du roman éponyme de Vitaliano Brancati, dans le regard chaviré de Barbara, saisi en contre-plongée dans le creux d’un arbre, un regard d’ignorance effarée devant la découverte de la sexualité sous la fable ancillaire du coq et de la poule, de honte féminine et sociale de devoir, jeune mariée, demander des explications à la bonne dont le ricanement méprisant et le conformisme nataliste la foudroient. Comme si la campagne impressionniste, un travelling arrière sur l’orangeraie familiale ramenant aux jeunes mariés à la fenêtre et à leurs regards se fuyant hors champ, une échappée belle sur une balançoire, un millier de baisers faussement réparateurs dont la dévore son jeune époux, résonnaient eux aussi de son ingénuité et de sa honte de femme « intacta » – « Intacta », oui, le mot est enfin lâché par son père lors de la conversation avec Alfio, conversation masculine, embarrassée s’il en est – quand on est entiché de virilité ! – incapacité à aimer, comprendre, accepter, à dire surtout quand les mots sont encore plus tabous que la réalité qu’ils (re)couvrent, impatience aussi de Barbara (une Claudia Cardinal tout en nuances), ingénue diaphane qui se prétend encore amoureuse de son époux ou ambitieuse avérée qui se laisse acheter pour un remariage ? Alors, ne reste plus que l’explosion finale du gros mot – « intacta » – l’inconcevable et irrémissible virginité, à quoi répond l’ahurissante protestation du père d’Antonio : « il l’a fait exprès » (!!). Car enfin, je vous le demande, comment un homme, pure affirmation de soi et absolue transparence au monde, pourrait-il être dans le manque, le défaut, l’incompétence sexuels – si ce n’est de sa part choix ou ruse insondables…?

Et on savoure ce personnage d’Alfio dont le jeu théâtral, outré ne m’a pas gêné, avec ses « naturalmente » tonitruants, cette faconde et cette forfanterie italiennes qui apportent un heureux contrepoint comique au malheur d’Antonio, comme si l’indicible ne pouvait se traduire que sur le mode de l’excès : cette caricature bouffonne du virilisme triomphant (9 femmes en une nuit !) ne s’embarrasse guère d’égards pour sa propre femme et va noyer la déroute filiale dans le stupre de la prostitution – pour se sublimer et s’annihiler dans l’orgasme fatal, fin présidentielle que Félix Faure rendra célèbre, pour le bon mot de Clémenceau : « il a voulu être César, il est mort Pompée ! »

Le film porte évidemment la marque de son scénariste Pasolini, qui réalisera en 1964 une « Enquête sur la sexualité » (des Italiens), dans les films duquel la satire ou le portait caricatural le céderont à la causticité et à la provocation désespérées. Si l’homosexualité de Pasolini semble peu transparaître – dans une scène de bordel peut-être ? dans l’apparence fémininine prêtée à Antonio par un de ses amis ? – la place révélatrice des humbles peut annoncer « Théorème » et une religion évangélique à mille lieues des compromissions cléricales siciliennes : n’est-ce pas la bonne des parents de Barbara Puglisi qui lui révèle le mystère de l’amour, sous une forme certes crûment imagée ? N’est-ce pas enfin, face à l’impatience sociale d’une femme ignorante, inconsistante qui prétend aimer encore son mari impuissant mais cède bien vite à la pression de sa famille et de l’Eglise, la bonne « experte » des parents d’Antonio, appelée dans la maison des époux, qui sauvera « l’honneur » de la famille et restaurera un peu de l’identité du jeune homme – si idéaliste que demeure sa vision de l’amour ?

Femme humble, aux regards tendres, comme s’excusant d’être au monde, femme évanouie dont la maternité cachée enfin proclamée dira au monde le simple bonheur de l’amour. Comme une douce et improbable rédemption.

Claude

Tesnota (une vie à l’étroit)

6 nominations au Festival de Cannes et Grand Prix du jury au Festival Premiers Plans d’AngersDu 5 au 10 avril 2018Soirée débat mardi 10 avril à 20h30Film russe (vo, mars 2018, 1h58) de Kantemir Balagov avec Darya Zhovner, Veniamin Kats et Olga Dragunova

Distributeur : ARP Sélection 
Interdit aux moins de 12 ans avec avertissement

Présenté par Sylvie Braibant

Synopsis : 1998, Nalchik, Nord Caucase, Russie.
Ilana, 24 ans, travaille dans le garage de son père pour l’aider à joindre les deux bouts. Un soir, la famille et les amis se réunissent pour célébrer les fiançailles de son jeune frère David. Dans la nuit, David et sa fiancée sont kidnappés et une rançon réclamée. Au sein de cette communauté juive repliée sur elle-même, appeler la police est exclu. Comment faire pour réunir la somme nécessaire et sauver David ? Ilana et ses parents, chacun à leur façon, iront au bout de leur choix, au risque de bouleverser l’équilibre familial.

 

Le moins qu’on puisse dire est qu’une scène terriblement longue, insoutenable et complaisante de « Tesnota (une vie à l’étroit) » a provoqué d’emblée ce mardi 10 avril des réactions polémiques : horreur de l’égorgement d’un prisonnier russe par un soldat tchétchène, échos éveillés en nous pour l’actualité récente de vidéos de décapitations de Daesh mais surtout connotation politique et valeur dramatique ou symbolique décalée dans cette oeuvre intimiste et poignante, qui ne lui ressemble pas car le contexte historique est le plus souvent tenu en lisière, voire hors-champ ou stylisé dans une scène intense, réfracté dans le cadre familial ou les consciences individuelles (lorsque, par exemple, Ilana se rebelle contre l’antisémitisme dans la même scène de la station-service). Gageons avec Sylvie, notre présentatrice, que le Russe Kantemir Balagov, cinéaste prometteur et surdoué, a cédé, bien qu’il s’en défende, au pire nationalisme, oubliant  les atrocités commises par les Russes eux-mêmes en Tchétchénie, et cédant à la phraséologie officielle qui assimile sécessionnisme et terrorisme, quoiqu’on pense des méthodes islamistes et fanatiques de combattants prêts à mourir pour leur terre, mais si barbares… On a peine à croire qu’il est allé chercher cette vidéo, bien réelle et réaliste, et qu’il l’a insérée dans son film, au nom de la volonté soi-disant documentaire, de montrer l’horreur de la guerre et de lier réalité et fiction ! Se pose ici la question de la responsabilité morale de l’artiste, surtout lorsqu’elle est biaisée par un parti-pris idéologique : ne devrait-il pas s’imposer une forme d’auto-censure – ou alors choisir de suggérer l’horreur, à travers le flou d’un portable, ou un effet de neige sur l’écran ?

   A moins qu’il n’ait voulu suggérer ainsi la violence de la révolte d’Ilana contre son milieu et la volonté de ses parents de la marier à un jeune Juif qu’elle n’aime pas, pour pouvoir payer la rançon réclamée par les ravisseurs de son frère et de sa fiancée ? Jusqu’où d’ailleurs est-on prêt à aller pour les autres et pour leur salut ? Doit-on jeter la pierre à cette communauté peu solidaire, comme la nature humaine en général, ou y voir un certain antisémitisme – tant le rabbin semble intéressé (avec l’achat du garage) ou les amis réticents ou vindicatifs s’exclamant : « m’a-t-on aidé dans l’adversité » ? « Est-ce à nous et non à la police d’intervenir » ?

    Surexpressivité en tout cas bien inutile car on aura compris sans cela que Nazim, le pompiste kabarde, Musulman intégriste qu’aime la jeune femme, est un homme assez violent, ivrogne, amateur de musique techno et de vidéos terribles, comme celle-ci qu’il aurait mise par erreur – mais on n’y croit guère… De même, toute fausse pudeur mise à part – Georges l’a bien dit -la scène de sexe, au cours de laquelle Ilana se donne à  Nazim, pour saccager sa virginité avant le mariage arrangé, apparaît plus comme un viol conjugal dans le désespoir de l’aliénation que comme l’offrande d’une femme à l’être aimé dans l’affirmation de sa liberté et la jouissance de la première fois : possédant la jeune femme dans un sinistre couloir, mal éclairé, sur un lavabo, le jeune homme semble pour le moins manquer de tendresse et d’empathie face à la souffrance d’Ilana, si beau et farouche soit le don…Là encore, le cinéaste est dans l’excès de… démonstration inutile -pour la plus grande gêne du spectateur !

    Ces réserves mises à part, ce film est superbe de retenue et de suggestivité, grâce au format presque carré (1 :33) de l’image, à une mise en scène saccadée et à l’atmosphère étouffante, poisseuse dans laquelle évolue la jeune femme. Le spectateur l’éprouve au sens fort du terme dans sa chair et dans sa conscience : on se sent cloîtré avec les personnages dans un habitacle de voiture, une sinistre cabine de pompiste, et même une tablée familiale lors de fiançailles où les regards se croisent et se jaugent…De même, on ressent puissamment les échappées ou tentatives de fuite de cet oisillon, de cette femme superbement jouée par Daria Jovner, jeune femme s’étourdissant dans une lumière stromboscopique de boîte de nuit, chatte caressante et abandonnée affolée de baisers, se lovant au creux de son ami, tigresse toisant sa mère castratrice, ou sœur légitimement jalouse : admirables sont les plans, riches en surcadrages et profondeur de champ, où la caméra saisit son expression crispée et têtue entre les visages de son frère et de sa mère, où, entre les barreaux d’une échelle métallique, elle exsude la douleur muette et le désir fou alors qu’elle n’a pas osé se confier à son amoureux sur le rapt de David et Léa. On exulte à ce gros plan si symbolique où s’étire dans une diagonale du cadre, vers un point de fuite, le long cou d’Ilana dont les veines bleutées et les tendons palpitants semblent dire la rage froide de la réclusion et l’ivresse de liberté .

On est révulsé et fasciné par cette autre grande figure, qui porte aussi le film : cette mère dont l’amour entier, jaloux, le désespoir bien compréhensible face au kidnapping de son garçon adoré et préféré, s’expriment dans une rage presque haineuse, comme si en elle le désir sincère du bonheur de ses enfants était étouffé par la peur de les voir lui échapper, par leurs velléités d’émancipation. Deux scènes sont frappantes : celle où elle étreint son fils enfin libéré mais n’acceptant pas, pour fuir la honte d’avoir été aidé financièrement par les voisins et amis, de quitter la ville et sa…fiancée, sa mère l’enlaçant alors par le cou avec violence – comme pour l’étrangler ! La fin du film, où, contre toute attente, Ilana se sacrifie, en quittant et son ami et son mari imposé qui a eu l’élégance et la pure générosité de payer la dot sans réclamer la femme (dans le lent et lourd crissement d’une enveloppe délicatement poussée) vient lui répondre : la mère enlace la fille, cette fois-ci plus tendrement mais en lui imposant le vêtement du fils, celui-là même qu’éperdue elle tenait après le rapt, ellipse suggestive… Alors même qu’Ilana avait une relation complice avec son père,  garagiste comme elle, et assez incestueuse avec son frère, embrassé sur la bouche ou s’exhibant devant elle dans un passage (là encore) derrière la maison, l’ultime plan semble promettre une vraie relation – plus sereine – mère-fille, un geste d’amour enfin, d’appel de détresse plus que de mainmise affective, à moins qu’il ne faille y lire, comme Ilana – trop à  fleur de peau ou si intuitive ? – une dernière feinte de la possessivité maternelle privée du fils et se dédommageant, se vengeant sur la mal-aimée : « tu as besoin de quelqu’un à aimer, maintenant, n’est-ce pas? » – s’écrie Ilana. Superbe alliance, dans ce jeu contrasté et subtil de la mère, de la fragilité la plus fébrile et de l’autoritarisme le plus sec,  comme Ilana parvenait à suggérer le déchirement désespéré, le combat incessant, au prix d’une amère défaite, entre l’amour filial et communautaire et une inextinguible soif de liberté, d’authenticité, de fidélité à soi-même.

Insondable mystère de l’amour et de l’amour-propre, alchimie sans fin de l’aliénation et de la liberté.

Claude

 

 

M. de Sara Forestier

Ibis d’or de la meilleure actrice à Sara Forestier au Festival du film de La BauleDu 28 décembre 2017 au 2 janvier 2018Soirée débat mardi 2 janvier à 20h30 

Film français (novembre 2017, 1h38) de Sara Forestier avec Sara Forestier, Redouanne Harjane et Jean-Pierre Léaud

Distributeur : Ad Vitam

Présenté par Claude Sabatier

Synopsis : Mo est beau, charismatique, et a le goût de l’adrénaline. Il fait des courses clandestines. Lorsqu’il rencontre Lila, jeune fille bègue et timide, c’est le coup de foudre. Il va immédiatement la prendre sous son aile. Mais Lila est loin d’imaginer que Mo porte un secret : il ne sait pas lire. 

M. comme Mo, jeune banlieusard flirtant avec la délinquance, gagnant péniblement sa vie dans des courses clandestines de voiture dans un hangar désaffecté, fréquentant un bar à putes et vivant dans un bus au beau milieu d’un terrain vague – lourd surtout d’un secret tôt dévoilé au spectateur, et non à sa bien-aimée, ironie dramatique, un secret qui le déchire entre honte désespérée et violente haine de soi : Mo, rejeté par sa mère dès l’âge de 6 ans pour cette raison, ne sait pas lire.

M. comme les jambages de l’initiale  publicitaire de Mac Donald, comme une infirmité, une incapacité à former la lettre cursive malgré les leçons d’écriture de Soraya, la petite sœur de Lila en CP, qui tente, elle-même décontenancée, dans une scène tragi-comique, de lui faire comprendre la différence entre l’orthographe et la phonétique   : pourquoi le m s’entend-il dans « mon » et pas dans « nom » ? M. comme Mohammed dont le prénom s’arrêterait à un phonème balbutié, bégayé, dans le handicap dont souffre Lila au point de ne pouvoir en parler dans les groupes de parole, de trembler à l’idée de passer son bac de français malgré le soutien chaleureux et vigoureux de son professeur, que seuls l’amour, la culture et l’école, permettront de surmonter en se libérant d’un père odieux – un Jean-Pierre Léaud auusi déjeté que pontifiant – rivé à son fauteuil, à sa télé, à son malheur d’homme délaissé et transmettant poisseusement sa propre honte, sa haine de soi à ses deux filles…

M. comme malheur commun, entrelacement de deux souffrances, deux déficiences qui vous bouffent la vie mais qui s’épaulent et se masquent aussi l’une derrière l’autre, comme dans les films de Charlie Chaplin, « Les Lumières de la ville » où un vagabond aide une jeune aveugle, « Limelight »où un vieux clown, qui ne passe plus les feux de la rampe, sauve du suicide au gaz une jeune danseuse handicapée en lui redonnant le goût de vivre pour mieux accéder lui-même à la lumière : on est ainsi partagé entre le rire et les larmes dans la scène du restaurant digne d’un Blier où Lila est incapable de prononcer le nom du plat choisi, Mo, de lire le menu et de commander autre chose que les bulots commandés enfin par la jeune femme (et…détestés du jeune homme), la carte une fois montrée au garçon ; Mo, pour protéger la jeune fille et dissimuler sa propre gêne, devient agressif avec le pauvre serveur obligé de décrypter une information minimale : « Enfin quoi ! Vous n’avez pas compris ? Elle n’est pas obligée d’user pour rien sa salive, non ? »

M. comme la musique du nom, l’initiale de ces vers, l’acrostiche de ces poèmes qu’écrit fébrilement Lila sur ses bras et ses jambes nus, M. comme mue, le masque de la jeune femme se contemplant dans un improbable miroir et scrutant sur son visage l’épiphanie de son épanouissement, de sa métamorphose après sa première nuit d’amour ! M. enfin comme le murmure d’amour de Lila abandonnée aux bras de Mo, le regard chaviré et aimant, inquiète et confiante, M. comme la marque du désir dont s’humecte un instant la petite culotte bientôt retirée par les mains expertes de Mo – il fallait oser ce détail si cru, si tendre, si rare au cinéma, ce halo même à l’autre indicible, cette intimité surprise comme une honte infime soudain ravie à la honte tenace et paralysante du handicap !

On ne peut se défendre d’une profonde empathie avec ces acteurs remarquables (tant Sara Forestier que Redouanne Harjane), ces personnages dont le handicap crée des situations de mensonge, ou tout au moins de dissimulation, à la fois cocasses pour le spectateur et d’autant plus terribles pour leurs victimes qu’elles affectent le quotidien le plus banal pour un individu « ordinaire » et semblent témoigner d’une étonnante et inlassable perversité du réel : ne pouvoir lire le sms de sa bien-aimée et être obligé d’entrer dans une pharmacie en prétextant le besoin de lunettes, aider une gamine à faire sa dictée et se retrouver à apprendre d’elle à… lire, se faire virer d’un restaurant parce qu’on n’a pu cacher plus longtemps son incapacité à lire les commandes mélangées – la mémoire et l’écoute ne peuvent pas tout – et que la seule réponse à la fierté blessée, à la peur de la révélation, comme si le masque était dissimulation perverse et non désarroi de la pudeur, soit la violence cette fois tournée contre l’autre.

Si peu vraisemblable que puisse paraître la rencontre entre un garçon illettré, isolé et une jeune fille cultivée, pleine d’avenir, comme en témoigne le désopilant côtoiement des milieux sociaux, Mo, dans une librairie, face au professeur et à l’éditeur des poèmes de Lila, si artificielles que soient les retrouvailles, sans doute préparées par sa sœur, du garçon avec une mère absente et mutique, si socialement manichéens que semblent le cadre gris de ce western urbain, ou l’image de Lila passant par la fenêtre pour fuir son HLM, ou parfois esthétisante la mise en scène avec ses vols d’étourneaux, ses cartons noirs à la Godard, ce film touche, voire bouleverse par le jeu des acteurs – de Liv Andren, gamine espiègle et perverse, étonnante de fraîcheur et de maturité, choisie entre 20 pour son tempérament rebelle et son insupportable aversion de sauvageonne pour les questions selon elle « pourries » du directeur de casting, Redouanne Harjane tendre et violent, choisi parmi 600 postulants, pour son regard noir, cette auto-destruction rentrée, Sara Forestier enfin, mâchoires crispées, lèvres expectorant les mots, larmes affleurant sans cesse, assumant finalement le rôle principal après avoir casté 50 jeunes filles bègues, puis de jeunes actrices, retenu Adèle Exarchopoulos et enfin renoncé à elle, ne pouvant faire attendre davantage la co-palmée de « La Vie d’Adèle » de Kechiche, faute d’avoir trouvé son acteur principal…

L’actrice -réalisatrice y tenait pourtant à ce film, fruit d’une longue maturation et d’un inlassable travail d’élaboration fidèle à ses propres scories et imperfections : 15 ans de projet depuis la rencontre à l’âge de 16 ans d’un garçon qui lui avait caché de même son illettrisme, 7 ans pour bâtir le scénario sur les conseils d’Abdelatif Kechiche, 9 semaines de tournage, 2 ans de montage, 200 heures de rushes…

J’ai aimé aussi, au-delà de cet amour, de cette communion instinctive contre le malheur du handicap, le cheminement pour le coup très vraisemblable car bien différent des deux amants, les progrès lents mais sûrs de Lila, le piétinement, voire la terrible régression de Mo, frappant un serveur au restaurant, pleurant comme un gosse le désamour de sa mère devant sa sœur Naima impuissante à l’aider à apprendre à lire et écrire, la triple honte en somme – du handicap, de son incapacité à en sortir, et de sa sourde jalousie envers sa bien-aimée, dont il ne peut bien sûr que se détester plus encore…Pour échapper à ce cycle infernal, il lui faudra l’amour renouvelé de Lila, la patience sans fin de Naima et peut-être cette ultime et timide réconciliation ou tentative de retour auprès de sa mère. Lui seul le pouvait, lui seul devait prendre l’initiative, après avoir approché mais jamais osé franchir la porte d’une association de lutte contre l’illettrisme.

Le message du film n’en reste pas moins fort, fort de sa modestie même : l’amour, si entier, si brûlant soit-il, ne peut pas tout – mais il donne des ailes ! M. comme une injonction fragile, balbutiante à aimer…

Claude