Ariaferma-Leonardo Di Costanzo-

Demeurer fasciné pendant près de deux heures par des murs lépreux, des couloirs sans fin, la vision panoptique (selon Michel Foucault) d’une prison circulaire qu’embrasse un regard surplombant après un plan d’ensemble sur une forteresse ébréchée, des bâtiments aveugles, des murs écroulés ou reconquis par une nature sauvage, à l’image de ce jardin potager à l’abandon où poussent pourtant des blettes ou de l’oseille ; y guetter des signes d’humanité, dans un improbable face à face, dans l’entre-deux d’un temps suspendu, l’absurde huis-clos d’une geôle vidée de presque tous ses détenus sauf une petite douzaine livrée à la ferme (mais fébrile ?) surveillance du même nombre de gardiens, en attendant la fermeture définitive des lieux et le transfert des prisonniers dans un cadre plus moderne et sécurisé – tel est le pari, telle est la réussite d’Ariaferma, le dernier film italien du réalisateur Leonoardo Di Costanzo avec Toni Servillo et Silvio Orlando : ce nouvel opus a été couronné par le Donatello du meilleur acteur pour Silvio Orlando et du meilleur scénario.

Attendre, avec ces reclus ramenés à la même triste et fragile humanité un hypothétique transfert, dans ce lieu apocalyptique – fin du monde et impossible révélation – lové au coeur des montagnes sardes, une délivrance administrative (de la directrice partie, ayant délégué son pouvoir) ou un signe divin que font vibrer de superbes chants et choeurs de Pasquale Schialo : attendre sans fin comme le commandant Drogo du Désert des Tartares

Vibrer dans l’attente d’une action sans cesse différée, sans cesse refusée – tant il serait tentant et facile pour le cinéaste d’imaginer une révolte des détenus – dont les repas préparés, le personnel et le cuisinier évaporés, sont infects – ou une enième variation sur la dureté de matons tortionnaires, rivalisant pour ainsi dire avec la cruauté ou la bestialité des criminels dont ils ont la garde. Se laisser peu à peu gagner par le sentiment, puis par la certitude qu’il ne se passera rien et pourtant y croire ou y penser jusqu’au bout, comme à un possible romanesque, comme à un exorcisme de l’angoisse permanente, liée pourtant à un curieux apaisement dans les repas confectionnés par le parrain, les dialogues qui se nouent, ou cette incroyable scène de repas (de Cène ?) pris par les détenus et quelques gardiens dans le hall de la prison, cellules ouvertes, sous le regard il est vrai attentif et méfiant d’autres matons et de soldats casqués.

Toute la force du film est là, dans ce possible palpitant et ce refus final de l’action, de l’événement, dans la tension même qui naît de cette double postulation, dans une incertitude narrative et cinématographique qui tient lieu de scénario : on croit sans y croire qu’il va se passer quelque chose, moins quand Gaetano donne un couteau à Lagiola pour couper et émincer des oignons qu’au moment où, le directeur s’éloignant un instant, un plan de caméra subjective désigne au regard du mafieux cuisinier, seul un instant, l’armoire fermée qui abrite les armes possibles d’un meurtre ou d’une mutinerie, pourtant peu vraisemblables. De même, quand le jeune Fantaccini en attente de son avocat et de son jugement (le vieil homme qu’il a dépouillé est dans le coma et l’attente de la mort) se perd et se cache dans une cellule désaffectée, on sent un vent de panique souffler sur Gaetano qui a besoin de l’aide de Lagiola pour le retrouver : là encore se dessine une inversion possible des rapports de force – façon Ile des esclaves de Marivaux – là aussi refusée car l’égalité des deux hommes, l’intensité de la situation, les regards impassibles et pourtant voilés d’une ombre des deux hommes se suffisent à eux-mêmes…Point n’est besoin d’un événement.

Un avènement plutôt, celui d’une communauté fragile, sans émotion véritable, ni pathétique, si ce n’est à la fin, avec le départ de Fantaccini pour son procès, et toutes les marques d’amitié qui lui sont données de ses co-détenus et jusqu’aux encouragements du directeur de la prison : « Bon courage ! » On ne sait et on ne saura pas si sa victime est morte, cela nuirait à l’émotion et à la crédibilité touchante de ce jeune homme dépassé par son acte, bouleversé par ses conséquences – et dont on n’apprendra guère plus, pour permettre une certaine empathie avec le spectateur, que sur le condamné à mort de Victor Hugo dans Le dernier jour d’un condamné

Le refus de la violence ou une tension comme apaisée, ou à peine entretenue par des micro-événements, dans une prison, pourtant, lieu traditionnellement voué aux rancunes, au racket, à l’apprentissage terrible des novices par les parrains (on se souvient d’Un prophète, de Jacques Audiard)…Une humanité fragile et fébrile, saisie dans l’espace inattendu de la Cène, du repas inopiné, dans les couloirs, le potager où les deux héros, gardien et parrain, en cueillant des légumes sauvages – signe d’une possible domestication des instincts les plus bas – évoquent leur enfance, leur père, où le panoramique et le hors-champ sont refusés pour les plans de demi-ensemble ou les plans rapprochés. Comme si le « Surveiller et punir » de Michel Foucault, pour reprendre une critique de ce film, devenait subtilement, subrepticement, un « Surveiller et unir », sans naïveté toutefois, ni utopie humaniste ou humanitaire : le gardien rappelle bien au détenu en chef, qui le provoque ironiquement, que lui n’a rien à se reprocher et qu’il peut dormir tranquille contrairement à tous ces malfaiteurs (ce qui n’est pas tout à fait vrai dans ces circonstances !) et, de son côté, Lagiola exprime ultimement le mépris social du parrain aristocratique pour le fils de laitier qu’est son interlocuteur et tranquille rival…

Gros plans sur les visages, tensions infimes et infinies des regards, longs plans-séquences, le temps d’apprendre et d’apprivoiser l’autre, ou à tout le moins de sonder son mystère – du bivouac d’adieu des matons chasseurs quittant la prison qui ouvre le film aux derniers feux d’un repas partagé par tous, dans ce huis-clos carcéral, d’un acte d’amour final, arraché quand même au temps et à la nuit.

La prison – si tant est que le cinéaste veuille délivrer un message dans ce film pur – ne marche que quand elle n’est plus prison mais humanité, à défaut de réinsertion…

La sympathie ou un soupçon de sympathie, entre ces deux communautés rassemblées et du spectateur aux personnages, naissent moins de l’humanisme, d’un sentimentalisme ici refusé que de la situation de basculement possible, de paroxysme figé, empêché qui rapproche des hommes si différents, des ennemis traditionnels. Comme si tout était affaire de circonstances, que les pires individus pussent susciter sinon la sympathie, du moins l’empathie, être simplement humains ..Plus que leur rôle respectif de gardiens ou de détenus, plus forte que l’interrogation du spectateur sur leur passé geôlier ou délinquant palpite leur humanité : qui que tu sois, quoi que tu aies fait, si odieux ou ennemi me sois-tu, je te reconnais dans ton humanité, comme mon semblable.

Version carcérale et paradoxale du fameux mot de Térence dans son Héautontimorouménos : « rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».

Claude

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