Vu à l’Alticiné …

Dix lignes, dix lignes

Ça ne prévient pas quand ça arrive, ça vient de loin …
Julia n’a pas de place, pas de temps pour le mal de vivre !
Le terrain de sa vie est miné ? Alors elle fonce tête baissée, avec au ventre sa rage de vivre sa passion qui fait fulminer le sang dans ses veines. Qui pour l’en empêcher, d’abord ?
Julia ne reconnait aucune exclusivité des mecs dans ce monde qu’elle a décidé d’habiter. Ce n’est même pas une question. Elle s’impose en grand format, en version hors normes, les coiffant au poteau d’un machisme qu’elle dépasse au risque de finir brûlée vive.
Rodéo urbain sanglant pour un western en cinémascope à quelques encablures du métro parisien. Un film tourné avec virtuosité, caméra à l’épaule, un film de bruit et de fureur qui survole une réalité sociale pour plonger dans une réalité mentale, celle de l’obsession furieuse de Julia pour la moto.
Premier film, un peu plein, mais très impressionnant par l’actrice principale, Julie Ledru, par les scènes de groupes particulièrement réussies, par le côté quasi documentaire de ce monde inconnu, ses codes, son langage. Un univers où la virilité s’exprime en wheeling, tous chromes dehors, et aussi par une violence verbale de chaque plan.
Il faut avoir envie de plonger dans ce monde pétaradant, dans les vapeurs d’essence, en roue arrière sur le bitume.
Je l’ai eu et bien m’en a pris.
J’y pense encore.
Marie-No

Vu à l’Alticiné…

Dix lignes, Dix lignes !

« Tout le Monde aime Jeanne » 

 Premier long-métrage de Céline Devaux et quel beau premier film ! Rien ne vaut un scénario sur mesure pour obtenir un casting parfait. Les acteurs sont dans leur registre et ils le sont avec mesure. Blanche Gardin et Laurent Lafitte sont impeccablement dirigés et donnent toute l’émotion tantôt joyeuse, tantôt désolée qu’un spectateur peut souhaiter pour ce film à la fois humoristique et grave. Nous avons lu le synopsis, Jeanne (Blanche Gardin) vient de perdre tout ce qu’elle avait et davantage encore dans ce qu’il est convenu d’appeler le fiasco de son entreprise écologique, il ne lui reste rien, en bon thérapeute, son comptable lui en explique les conséquences que par déni, elle ne semblait pas saisir vraiment. Ce qui rappelle un peu le marquis de Castellane : « non seulement je suis ruiné, mais si de plus je dois vivre pauvrement ! ». Par bonheur et malheur à la fois, il lui reste l’appartement portugais de sa mère qui vient de mourir. Jeanne toute à sa déprime s’y rend. Et c’est là qu’elle rencontre Jean (Laurent Lafitte). Bonne séance !

« Revoir Paris »

Alice Winocour la réalisatrice a choisi Virginie Efira, Benoit Magimel et quelques autres acteurs tous remarquables pour ce film qui nous parle de ceux qui après un attentat, sont à la recherche de leur histoire, ceux qui comme c’est le cas du film, cherchent à reconstituer leurs souvenirs, la vérité aussi insoutenable soit-elle… À lui survivre et à vivre. Alice Winocour, arrive à figurer à bonne distance, cette traumatologie de guerre où se bousculent fantômes et faux souvenirs et pires encore, les souvenirs vrais avec leurs images et leurs bruits terrifiants. D’abord elle a choisi Virginie Efira qui certainement interprète ici l’un de ses plus beaux rôles, elle est parfaite. Et il y a tous les autres acteurs, jusqu’au dernier plan très émouvant avec Amadou Mbow, qui nous montre des beaux traits humains : la tendresse, la compassion, la solidarité et la reconnaissance. Saisissants aussi, les décors urbains, le Paris des rues et bistrots avec ces superbes jeux d’ombres et de lumière. Bistrots et rues, insouciants et conviviaux qui furent aussi des lieux de massacre.

Georges

Decision To Leave-Chan-Wook Park(3)

Dans la brume des sentiments …

Le film est d’une grande virtuosité à la fois esthétique et formelle : face à un cinéma de plus en plus industrialisé (c’est-à-dire « markété »), Chan-Wook Park veut renouveler les codes esthétiques, tout en se raccrochant à la grande tradition du cinéma, par ses clins d’œil appuyés à des films mythiques. Il veut faire se rejoindre tradition (l’histoire du cinéma) et modernité (le renouveau des codes), et son style, d’une certaine façon, rejoint l’histoire et le destin de son pays : une nation écartelée entre une mémoire à la fois fière et douloureuse, et une renaissance forcée mais assumée, sur un modèle occidental (et industrialisé) dont il dénonce les excès. Decision to leave, la décision de quitter, est l’histoire d’une rupture qui fait écho, au plus profond de l’âme coréenne, à d’autres partitions : entre passé et avenir, orient et occident, mythe et rationalité, entre Corée du Nord et Corée du Sud, enfin.

L’esthétisme poussé de Decision to leave n’est pas, néanmoins, le fruit d’un travail esthétique formel et abstrait. Commentant son travail de créateur, Chan-Wook Park insiste avant tout sur la primauté de l’histoire, du scénario, des personnages, sur la forme. Digne héritier d’Hitchcock, dont le Vertigo sert de toile de fond et d’inspiration à l’intrigue du film, il s’agit d’abord de raconter une histoire, pour tenir le spectateur en haleine tout au long des 2 heures 18 que dure le film. Pari réussi, tant la trame de l’histoire et les moyens de la raconter sont au service d’une même cause : envoûter le spectateur, lui procurer une expérience avant tout sensuelle et sensorielle inégalée. Pour cela, Chan-Wook Park immerge littéralement le spectateur dans ses scènes, comme le héros se projette et s’incruste dans les scènes qu’il imagine, qu’il reconstitue ou qu’il épie, tel le voyeur de Fenêtre sur cour. Or, les références ne sont là que pour surprendre le spectateur, parce qu’elles sont réutilisées dans une perspective radicalement nouvelle. On croit revivre Vertigo ou Fenêtre sur cour, en réalité, la référence n’est la que pour mettre en valeur la singularité et la différence du style de Chan-Wook Park. On joue au chat et à la souris, mais à la place de la souris, il y a un corbeau. « Vous me prenez pour un pigeon ? » dit l’inspecteur à la suspecte ? Une référence au Faucon maltais, sans doute, et à la virilité d’un Humphrey Bogart qui sert de contrepoint à la fragilité de Hae-joon dans la gestion de ses émotions. C’est la femme qui est plus forte que l’homme dans le couple de Decision to Leave, dans une inversion des rôles déjà vue dans le Tess, de Roman Polinski, selon un schéma similaire.

Comme dans Vertigo, l’histoire se déroule en deux séquences qui se répondent, inversées, comme de part et d’autre d’un miroir. La décision de quitter est juste au centre du film, elle sépare les deux parties du film telle la face du miroir, dans Alice au Pays des Merveilles. La deuxième partie est une répétition de la première, une sorte de « déjà vu » : comme dans Vertigo, c’est une deuxième chance qui est offerte à l’inspecteur, et au spectateur, de réellement comprendre ce qui s’est passé dans la première partie du film. La décision est une césure, ou, comme dans la tragédie aristotélicienne, un tournant critique, qui permet de voir chaque partie du film comme symétrique l’une de l’autre. Formellement, cette symétrie renvoie au film fondateur du succès de Chan-Wook Park : Joint Security Area, une enquête sur un meurtre, dans le no man’s land situé à la la frontière de la partitionentre la Corée du Nord et la Corée du Sud.

Ainsi, le film est traversé par les symétries : un héros masculin, l’inspecteur, Hae-joon, qui vit dans un monde rationnel et causal. Une héroïne féminine, Seo-rae, à la fois coupable et victime, toute en sensibilité tactile et affective, dans son métier d’aide-soignante pour les personnes âgées. La femme de l’inspecteur incarne l’amour charnel (l’acte sexuel est un exercice, bon pour la santé, c’est un acte « bio », recommandé par une ingénieure en nucléaire !). L’héroïne représente l’amour platonique, qui stimule l’imaginaire (même si, de façon ambigüe encore, elle campe à la fois le personnage de Paul Verhoven, dans Basic instinct, à la faveur d’un interrogatoire policier, et celui de In the mood for love, de Wong Kar-wai, dans les nombreuses scènes d’effleurement intimiste du couple). Le malheur du héros, en définitive, est d’avoir séparé, en amour, le corps (la femme) et l’esprit (l’amante). C’est cette séparation qui est la vraie cause de l’indécision du héros à choisir entre deux femmes, puisqu’au bout du film, il reste seul dans sa schizophrénie amoureuse.

Grâce à sa sagacité, l’inspecteur va résoudre l’énigme du premier meurtre, sur la montagne. Une femme (l’héroïne) a tué son mari, fonctionnaire de l’immigration. Or, celui-ci, naguère, a facilité l’admission de sa femme en Corée du Sud, chinoise arrivée en clandestine, condamnée pour crime dans son pays natal, en échange de ses faveurs permanentes : le mariage est un chantage. L’inspecteur tombe amoureux de la femme, et un faisceau d’indices indique que c’est la femme qui est coupable. Cependant, Il doit classer l’affaire, comme un simple accident, avant de pouvoir prouver le crime. Il a été trompé, sans doute aveuglé (ou ralenti) par ses sentiments. Au moment où il comprend le crime, il comprend le mobile : le mari est un fonctionnaire véreux, le crime est presque une légitime défense. Mais il renonce à son amour par fierté : il a rompu les codes de son métier de policier. Or ce métier est sa raison d’être, il est brisé. Cette cassure trace l’axe de symétrie du film. Ici, la référence est le film de Polanski, Tess : Angel, le héros, se sent trahi par une révélation qui souille l’innocence de la femme, même si cette souillure n’est finalement qu’un accident de la vie, et même si, comme dans Tess, le spectateur peut soupçonner que c’est Seo-rae elle-même qui lui a indiqué la piste de sa propre culpabilité, en lui donnant l’occasion de rendre visite, seul, à la patiente qui lui a fourni son alibi. Comme Tess, Seo-rae espère que Hae-joon lui pardonnera sa faute. Mais l’héroïne est entachée d’un crime originel, qu’elle ne fait que répéter : elle a euthanasié sa mère, en Chine. Pour Hae-joon, il ne peut y avoir d’amour sans innocence. Il ne peut y avoir de pardon. Sans pardon, pas de réconciliation possible. Comme dans Tess, la quête de la pureté par le héros n’est peut-être que le masque d’un orgueil auto-destructeur. C’est aussi, d’une certaine façon, l’histoire de la Corée.

La deuxième partie du film est la quête de rédemption. Cette deuxième fois, dès le début de l’action, l’héroïne tient à présenter la future victime du crime : c’est son nouveau compagnon. C’est un « déjà vu ». Comme dans Joint Security Area, où une même scène de crime est refilmée selon la perspective de plusieurs protagonistes différents (une citation du Rashomon de Kurosawa), Decision to leave est émaillé de flash-backs, qui incitent le spectateur à mieux réfléchir l’action, à changer de perspective. Le déjà vu, dans Matrix, c’est le moment où le « bug » vient troubler la réalité établie. Cette deuxième fois, dès le début de l’action, l’héroïne tient à présenter le futur coupable du crime : c’est son nouveau compagnon. C’est elle, cette fois ci, qui dicte le rythme de l’enquête qui va suivre. Ainsi, Hae-joon, dans cette répétition de l’histoire, pourra cette fois retrouver le coupable et le condamner à temps. Et ainsi retrouver sa fierté. En effet, dans un stratagème machiavélique, le coupable par procuration, c’est Seo-rae elle-même : les ressorts de la tragédie grecque sont là : pour reconquérir son amour, Seo-rae doit redonner l’occasion à Hae-joon de la condamner pour meurtre. L’amour est une mise à mort. Sur l’affiche, les deux amants maudits sont enchaînés, comme dans le film d’Hitchcock, encore. Le héros a les yeux fermés. Enfin, il dort semble dire l’affiche. À force de mettre du collyre dans ses yeux, tout au long du film, pour mieux comprendre, pour mieux traquer le crime, le héros insomniaque ne dormait plus, ne rêvait plus. À vouloir trop garder les yeux ouverts, sur un monde rationnel, le héros en a oublié la force des émotions et des sentiments. Sur cette plage, à la fin du film, comme dans la dernière scène du film de Visconti, Mort à Venise, le héros comprend enfin, mais un peu tard, ce qui fait son humanité : c’est autant la raison, ce soleil qui a brulé les ailes d’Icare, à vouloir trop s’élever dans la pureté d’une vérité éclatante, que la passion, cet univers plus sombre et agité que symbolisent les profondeurs de l’océan, au-delà du miroir des vagues. Dans la première partie du film, le héros s’élève en altitude, sur la montagne (ou dans les ruelles escarpées de Busan), pour trouver la vérité de la raison. Dans la deuxième partie du film, il faut se noyer (dans la piscine, dans la mer) pour comprendre la vérité des sentiments. La référence ultime, d’ailleurs, c’est peut-être Buñuel et le Chien andalou : pour accéder à l’art, il ne faut pas théoriser, il faut oser fendre la pupille, et rendre sa force à l’imaginaire, aux émotions et aux pulsions. L’œil est omniprésent dans le film, mais c’est un élément macabre, souvent, désacralisé comme dans la scène du Chien andalou : l’œil du poisson mort sur le marché, qu’on effleure du doigt, l’œil du cadavre, au travers duquel on entrevoit la scène du crime, piétiné par les insectes. L’œil était dans la tombe et regardait Cain…

En rupture d’un art cinématographique de plus en plus codifié par les impératifs du Marketing, Chan-Wook Park milite pour un art qui se renouvelle sans cesse, dans un jeu où le spectateur n’est pas passif mais où son imagination travaille, sollicitée à chaque plan. A côté du pic à glace de Basic Instinct, autre citation du film, où le couteau traditionnel du crime se transforme sans grande originalité, Chan-Wook Park réinvente… le « mobile » du crime, c’est-à-dire, en somme, le crime « téléphoné ». Le « mobile », en effet, est invasif dans cette histoire : il traduit (le chinois en coréen et inversement), il trahit (les escalades coupables, le trajet d’une filature virtuelle). Traduttore, traditore, dit la formule : traduction est trahison. Le mobile est à la fois tradition (il transmet, nos messages, notre langue) et modernité (il est l’extension de nos sens, la vue, l’ouïe, le toucher, instrument cardinal et digital d’une réalité « augmentée », comme dit le transhumanisme). Mais nous aide-t-il vraiment à communiquer ou est-il simplement l’artisan de notre isolement solipsiste dans une moderne solitude ? Et si c’était lui la véritable « arme du crime » ? Le cinéma asiatique donne-t-il la leçon au cinéma américain sur le bon usage de la technologie dans l’art cinématographique ? 

La chanson du film a pour titre la brume. C’est la chanson favorite du cinéaste et de la patiente, ainsi que de l’héroïne, comme on le devine. Le héros du film est comme le voyageur solitaire du tableau de Caspar David Friedrich : il lui a fallu grimper sur la montagne pour contempler et comprendre la puissance de la brume.

Patrick Raviroson

Decision To Leave, Park Chan-Wook (2)

Ce film surprenant composé en trois parties est une délicieuse mise en abîme. 

Le réalisateur Park Chan-Wook fait feu de tout bois, c’est comme si dans les deux premiers tableaux, il avait patiemment accumulé pièces à conviction et tension érotique telles des brindilles et des branchages savamment agencés sur le sol, à seule fin de produire au final la combustion parfaite entre bois et air. Tout cela avec une maîtrise et une économie de moyens remarquables.

Quand ce dispositif s’embrase c’est l’apothéose. Le feu de camp prend avec une subite incandescence dans un décor de bord de mer démontée. La tempête s’intensifie au fur et à mesure que l’immanence du dénouement saute à la gorge du spectateur. L’ondée lave toute la pression accumulée et donne sa dimension tragique à l’intrigue inéluctablement nouée dès les premiers instants. Dans la séquence finale toutes les digues cèdent en même temps.

« Decision to leave » est un film complet. Son titre lui-même est révélateur de la dramaturgie de l’œuvre. Les deux protagonistes sont Hae-Joon, un policier coréen obsessionnel et insomniaque et Seo-Rae, une aide-soignante chinoise énigmatique, suspectée de meurtre à plusieurs reprises. Ils se comportent comme deux araignées. Dans une minutieuse chorégraphie chacune imperturbablement tisse sa toile autour de son araignée partenaire. Elles finissent chacune prisonnière de la toile tissée par l’autre dans une figure d’une grande puissance poétique. Car le choix est cornélien. La « décision de quitter », c’est à-dire le renoncement est au cœur du film, il n’est pas négociable et emporte tout le reste.

Les ficelles du genre sont tirées avec une maestria hitchcockienne en diable. Les ressorts psychologiques des personnages se déploient dans un labyrinthe où chemine le cours implacable de l’enquête policière. Evidemment intervient le grain de sable qui vient à la fois détourner l’enquête officielle et propulser le sentiment amoureux au-delà des limites autorisées. La quête amoureuse qui s’apparente à une quête de sens se superpose à l’enquête, aux enquêtes plus exactement. 

Quant à la fresque sociale, elle est portée par une brochette de personnages caricaturaux sur fond de vengeance, de malversations et de manipulation. Hormis le policier, les hommes sont violents, calculateurs et dénués d’empathie. Dans ce bestiaire se retrouvent notamment pêle-mêle un homme respecté mais loin d’être respectable, sa moralité douteuse et son machisme n’ont d’égal que l’auto-culte de sa personnalité. Ou encore un magouilleur opportuniste aux abois. Un imbécile aveuglé par son complexe d’Œdipe. Un voyou incontrôlable incapable de lâcher la bride à son ex petite amie. Bref des portraits sans concession d’hommes lâches confrontés à la mort et pour lesquels la femme n’est qu’un objet de possession. Dans ce monde brutal frapper une femme apparaît presque anodin.

Face à cet univers impitoyable les femmes incarnent toutes une forme de résistance passive. La sénilité d’une mémé, le pragmatisme d’une salariée en centrale nucléaire, le caractère tour à tour blasé, borné ou vulgaire d’employées mal dégrossies, toutes ces femmes touchantes par leurs qualités tout à fait ordinaires sont taillées pour une vie tranquille sans excès. Les questions effrontées d’une jeune assistante sagace apportent un peu de piment à l’ensemble. Mais surtout l’héroïne bouscule ce jeu de quilles avec sa formidable présence. Par son intelligence, sa vaillance et sa logique diabolique de mante religieuse aussi, elle semble racheter la résignation de la plupart de ses consœurs. De la même manière que son alter ego masculin, par son élégance et l’élan par lequel il se laisse « briser » rachète le machisme et l’obscénité de ses congénères. En définitive leur duo impossible nous oblige à placer amour et dignité au-dessus de la morale. Le couple se frôle en permanence, la chair est sublimée plutôt que consommée.

Enfin le prix mérité de la meilleure réalisation qu’a remporté le film à Cannes lui donne encore une place à part, une place de podium. Les jeux de miroir, le don d’ubiquité que la caméra confère à ses personnages principaux, la beauté de la photographie également font que le spectateur est immergé dans ce polar sans égard pour la fatigue qu’engendre pour lui toute cette complexité. Oui ce film est passionnant et éreintant. Et je ne parle pas de l’ombre de Confucius lui-même qui plane sur les éléments de décor que sont la montagne et la mer. Ni du parti-pris esthétique qui affaiblit la vigilance du spectateur devant la narration en mode fusil de Tchekhov. Pour ma part j’en redemande.

Evelyne Cherbit

8/9/2022

Decision To Leave, Park Chan-Wook

Un jeu de piste hitchcockien

Françoise m’avait prévenue mardi soir, « Tu vas voir, il y a des réminiscences de Vertigo (Sueurs froides) ». Dans sa présentation, Marie-Annick nous avait dit « de bien observer les détails car ils comptent… » Judicieux avertissements, il faut donc avoir l’oeil… Qu’à cela ne tienne, j’aime le jeu de pistes, surtout quand il est quelque peu tarabiscoté, qu’on se perd et qu’il faut, avec patience, construire et déconstruire, accorder les pièces comme celles d’un puzzle.

Certes, Park Chan-Wook n’est pas le premier à être inspiré par le « maître du suspense »: pour ne citer que lui, Clint Eastwood le fait au moins à deux reprises, dans son premier film, Play Misty for Me, 1971 (Un frisson dans la nuit) et en 1983 dans Sudden Impact (Le retour de l’inspecteur Harry) où la dernière scène rappelle étrangement la scène du manège dans Strangers on a Train (L’inconnu du Nord-Express).

Park Chan-Wook nous entraîne donc dans un jeu de chat et de la souris, au centre duquel se trouve un policier nommé Hae-jun, (Park Hae au jeu éblouissant) chargé d’enquêter sur le meurtre du mari d’une jeune femme énigmatique, répondant au nom de Seo-rae ((Tang Wei elle aussi éblouissante), veuve soupçonnée d’avoir tué son mari. Le premier, marié, habite à Busan alors que son épouse vit dans une autre ville, la seconde, troublante à beaucoup d’égards, n’a rien d’une veuve éplorée et devient, pour le policier, un être fascinant et obsédant. Nous voilà plongés dans un film policier (peut-être un peu long car on a tendance à se perdre dans la 2ème partie du film, mais n’est-ce pas le but du jeu?), un polar aux allures de jeu de piste ou de labyrinthe dont on a du mal à trouver l’issue.

L’obsession et la fascination étaient l’une des clés de Vertigo, James Stewart ne pouvant détacher ses pensées et ses yeux de la blonde Madeleine (Kim Novak). Même si nous n’assistons pas à la métamorphose de Soe-rae à l’instar de celle de Madeleine, c’est peut-être à une autre métamorphose que nous assistons, celle d’un policier que l’ennui conjugal semble guetter. Il me semble que le réalisateur entretient savamment une sorte de flou concernant ‘la femme‘ dans le sens où Soe-rae la jeune veuve et l’épouse du policier, Jeong-an (interprétée par Lee Jung-hyun), ont une certaine ressemblance, toutes deux sont brunes au teint de porcelaine. Tout comme le policier, le spectateur est lui aussi parfois désorienté et troublé, embrouillé dans ce jeu dont il ne voit pas toujours les ficelles.

En tant qu’enquêteur, Hae-jun doit suivre de loin les faits et gestes de Soe-rae, l’observer à la jumelle immobile au volant de sa voiture, tout comme James Stewart dans Rear Window (Fenêtre sur cour) immobilisé dans un fauteuil roulant et observant, lui aussi avec des jumelles, les allées et venues d’un voisin qu’il soupçonne d’avoir tué sa femme et dont il veut prouver la culpabilité.

Park Chan-Wook ravit nos yeux par ses plans magnifiques: des entrelacs qui rappellent une toile d’araignée, notamment dans la première partie du film, lorsque Soe-rae au volant de sa voiture suit et observe à son tour Hae-jun à la poursuite de San-oh (du moins je crois….) Cette métaphore de la toile d’araignée nous invite à nous questionner : n’est-ce pas Soe-rae qui tisse une toile pour piéger Hae-jun?

Hitchcock a souvent eu recours à des courses poursuites sur les toits (To Catch a Thief, La main au collet pour ne citer que celui-ci), ainsi qu’aux plans avec grilles ou entrelacs suggérant des personnages captifs (Strangers On A Train, Psycho, The Man Who Knew Too Much, The Thirty-Nine Steps), rappelant un procédé pictural utilisé notamment par Gustave Caillebotte lorsqu’il peint une rue de Paris depuis le garde-corps d’une fenêtre (Le balcon).

Soe-rae et Hae-jun se regardent et s’observent, cherchant à lire le non-dit de l’autre, champ et contre-champ, jeu de miroir qui capte les émotions que l’autre s’efforce de ne pas laisser transparaître, silences qui en disent long, mouvement de caméra qui contourne les visages qui se frôlent en plans serrés, image du désir et la sensualité, comme chez Hitchcock filmant au plus près James Stewart et Kim Novak, Cary Grant et Ingrid Bergman ou Eva Marie Saint…

Autres scènes très évocatrices: la reconstitution de la chute de la victime, le policier et son assistant remontant la paroi rocheuse abrupte: ces mains qui s’accrochent en haut de la paroi pour être hissées, ces doigts qui se touchent l’un tirant l’autre jusqu’en haut de ce rocher vertigineux n’évoquent-ils pas Cary Grant et Eva Marie Saint sur le mont Rushmore, ou Robert Cummings et Norman Lloyd le long du flambeau de la Statue de la Liberté dans Saboteur ? Park Chan-Wook filme Hae-jun qui traverse en courant un espace éblouissant de soleil, cette silhouette noire se détachant sur un fond ocre clair ne répond-il pas à Cary Grant courant sur une route déserte pour se cacher dans un champ de maïs, scène d’anthologie par excellence?

Le croisement de plans, comme une lecture croisée, abondent dans cette tragédie policère aux accents romantiques jusqu’à donner le vertige: les ciseaux ensanglantés font écho aux ciseaux que Grace Kelly saisit pour tuer celui qui tente de l’étrangler avec un bas dans Dial M for Murder (Le crime était presque parfait); un gros plan sur les boutons de manche d’une robe verte ou bleu verte et on se souvient de l’épingle de cravate du tueur de Frenzy; un oiseau mort et voilà un clin d’oeil aux corbeaux de The Birds.

Que dire des yeux? Ceux du spectateur bien sûr qui ne quittent pas l’écran pour ne rien râter des plans superbes de ce film où l’on s’aperçoit qu’ils sont un thème essentiel du film: d’ailleurs ne s’ouvre-t-il pas sur une scène de tir sur cible, exercice incontournable pour des policiers? Ces yeux peuvent aussi mettre en danger celui qui voit mal car ils interprètent quelque chose d’autre que la réalité. On remarque que Hae-jun a de toute évidence des problèmes de vue puisque, à plusieurs reprises, il met des gouttes dans ses yeux pour mieux voir mais ces mêmes gouttes troublent la vue pendant quelques instants, effet pervers…? Que voit le policier dans le visage de Soe-rae: une coupable, une victime, une innocente, une femme fatale ou une femme perverse? Son désir tranforme le regard qu’il porte sur elle et altère peut-être la réalité. Les yeux du mari retrouvé mort au pied de la falaise rocheuse sont filmés de si près qu’on croit voir les yeux d’un poisson mort et cette image, cette photo glace Soe-rae lorsqu’elle tire le rideau qui cache les photos de scènes de crimes épinglées par Hae-jun tandis que celui-ci prépare un plat chinois qu’il va servir à son invitée. Tiens, dans Frenzy l’inspecteur va devoir manger un plat préparé par son épouse qui teste des recettes ‘à la française’, et dans son assiette baignent des poissons entiers et autres crustacés qui n’ont pas l’air très alléchant… Le thème de la vue est donc important: la vue peut soudain se brouiller, on voit bien ou pas. James Stewart en sait quelque chose (Vertigo, Rear Window), Gregory Peck aussi (Spellbound, La maison du Docteur Edwards) dans la séquence onirique du film dont le décor, un rideau d’yeux juxtaposés et effrayants, est signé Dali ; les yeux peuvent voir ce qu’ils veulent voir tel Claude Rains qui est troublé par la belle Alicia dès le premier regard et ne voit pas qu’elle se retrouve brusquement dans sa vie pour le démasquer (Notorious, Les enchaînés)….

Voilà un film placé sous le signe du vertige, de l’obession et de la chute qui trouve son point culminant sur une plage, scène magistrale et terrible, où une femme disparaît (The Lady Vanishes) et où un homme obsédé, au regard égaré et perdu ne peut que crier le nom de la femme désirée mais perdue à jamais, lui qui n’a pas su voir le signe sur le sable. Une affiche, peut-être coréenne, dessinée de manière stylisée comme un story-board, mêle à la fois la vague comme dans le célèbre tableau d’Hokusaï , et donc les vagues des derniers plans, et le lieu escarpé de la scène de crime, jouant ainsi sur les deux paysages qui, d’une manière différente, sont en quelque sorte les lieux de disparition.

En 2001, le Centre Pompidou a organisé une magnifique et très enrichissante exposition dont le titre était « Hitchcock et l’art« ; cette exposition avait également un sous-titre: « Coïncidences fatales« . Si vous pensez que ce que vous venez de lire est un peu trop tiré par les cheveux, peut-être avez-vous raison, mais je trouve que ces quelques « co¨ïncidences » ne sont pas anodines, sans pour autant être « fatales ».

Chantal