Vous ne désirez que moi- Claire Simon

Pour les Cramés de la Bobine Claire Simon est  sur la photo, auprès de toutes les autres grandes réalisatrices que nous aimons ; photo sur laquelle figurerait également Marguerite Duras.

Claire Simon a certainement été séduite par ce texte « Je voudrais vous parler de Duras », texte recopié par Pascale Lemée à partir d’une cassette qu’on lui avait confiée deux ans après la mort de son frère Yann. Yann rebaptisé Yann Andréa Steiner par Marguerite Duras.

Avec l’écoute de Michèle Manceaux, journaliste, amie et voisine de Marguerite, Yann produit un discours lucide, pénétrant, d’une grande beauté littéraire sur un sujet rare : Amoureux et captif, il y fait l’aveu de sa situation de faiblesse… l’imagine sans rémission possible.

Claire Simon a voulu en faire un film, sans doute cette idée lui est venue  dès la lecture du texte,  son sujet, la forme qu’il pourrait prendre. Ça se passe dans la maison de Duras à Neauphle-le-Château, cette maison de campagne où elle habite quand elle n’est pas rue Saint Benoit à Paris ou aux Roches Noires à Trouville. L’interview qui a lieu au premier étage de la maison se déroule en deux jours. Le 2 et 3 décembre 1982.

Le dispositif est simple minimaliste, un dialogue à deux, filmé en plans séquences, et de délicats mouvements de caméra pour aller d’un personnage à l’autre. A minima, des dessins érotiques de Judith Fraggi, (qui paradoxalement paraissent pudiques) quelques extraits de film… et en hors-champ visuel,  Marguerite ! Toutefois, elle se manifeste bien dans le champ sonore,  l’appelle au téléphone, marche bruyamment, s’impatiente comme une enfant.

Les plans sont presque toujours de profil et quatre cinquième face parce que les acteurs ont des oreillettes. On en connaît les avantages, elles libèrent les acteurs de la tension mnésique et laissent libre cours à  l’expression des émotions. Le choix de filmer en longs plans séquences nous les font vivre. Claire Simon utilise des moyens artistiques minimalistes que Marguerite Duras aurait certainement fait siens, et c’est là un chaleureux hommage qu’elle lui rend.

Pour l’interprétation avec Swann Arlaud et Emmanuelle Devos,  on ne pouvait choisir mieux.

Dans l’émission de Marie Richeux ,  «  Les temps qui courent » sur France Culture, voici le  sens principal que Claire Simon donne à son film « Ce film est un film meetoo, la figure inversée de l’oppression homme/femme ».
Souvent, l’histoire est au service du présent, elle est réinterprétée utilisée en fonction des préoccupations actuelles. Mais faut-il prendre au premier degré le discours de Yann ?  Sortons un instant du film pour situer le moment  de l’inteview :

Bien curieuse cette histoire en effet, ce texte est daté des 2 et 3 décembre 82. Yann parle de Marguerite Duras, comme si rien ne leur était arrivé.  Or quelques jours plus tôt, comme en témoigne  Yann dans son livre « MD », Marguerite terminait un séjour à l’hôpital américain ou elle venait d’être soignée de sa maladie alcoolique : deux mois à se débattre contre la mort par cyrrhose, un de plus pour sortir d’un état oniroïde persistant.  Chaque instant durant cette épreuve Yann était près d’elle. Bien que malade encore, elle terminait fin novembre ou début décembre,  la rédaction de  son livre « la maladie de la mort » avec l’aide vigilante de Yann (au clavier) . 

Leur couple a des interactions tellement symétriques, qui pour le cas peuvent être considérées toxiques, mais qui révèle surtout que tout comme Yann, Marguerite est en grande souffrance. Chacun des deux semble en proie à l’anticipation d’un abandon, ne sait par où ça va lâcher et teste l’autre aussi loin qu’il le peut, repoussant chaque fois les limites de l’épreuve. Nous sommes devant une relation  addictive. Ils ont tellement peur que leur relation prenne fin  qu’ils sont toujours à la recherche d’une terrifiante limite,  pourtant sans cesse repoussée.  

Sans doute Yann a-t-il déjà à l’esprit cette image pathétique : « Oui, un jour cela arrivera, un jour où il vous viendra le regret abominable de cela que vous qualifiez « d’invivable », c’est à dire de ce qui a été tenté par vous et moi pendant cet été 80 de pluie et  de vent ».  Si bien formulé par Marguerite en 1993 dans « Yann Andréa Steiner ».  

Yann et Marguerite forment un couple radical et sublime. Leur amour est une œuvre d’art, un peu comme ces œuvres baroques qui conjuguent dans un même élan l’amour et la mort.  

Claire Simon nous dit qu’elle a voulu démontrer qu’une conversation filmée, c’est aussi du cinéma. C’est intense, c’est beau, c’est de l’art cinématographique, en effet!

Georges

Introduction-Hong Sang-Soo

On est en droit de se demander, après avoir vu le très beau film de Hong Sang-Soo, Introduction, quel est précisément le sens du mot introduction. Le mot évoque la composition même d’une œuvre, dans une mise en abîme du travail artistique de l’auteur. Et si cette introduction était en réalité une sorte de manifeste artistique, une introduction à l’art même du cinéaste ? D’ailleurs, le film se décompose quasi formellement en quatre chapitres numérotés. Il s’agit de quatre tableaux.

Le premier se déroule autour du cabinet d’un médecin, le père du héros, le deuxième à Berlin, où la petite amie du héros est venue faire ses études, le troisième autour d’un restaurant, où le jeune héros rencontre un dramaturge/cinéaste renommé, qui est aussi l’amant de sa mère, autre mise en abîme artistique. Enfin, le dernier tableau se passe dans une station balnéaire.

Le scénario du film est très elliptique, le film est essentiellement visuel, presque sensuel, baigné par une délicate poésie des sentiments, renforcée par le noir et blanc. L’introduction dont il s’agit n’est donc pas une initiation. Le spectateur est sans cesse confronté à des questions pour reconstituer le fil ténu de l’histoire. L’important n’est pas la dramaturgie, c’est la peinture des sentiments amoureux. Cette peinture renvoie à un autre manifeste artistique.

Le mot Introduction renvoie au mot Impression, celle du soleil couchant, de Manet. Les sentiments ne sont pas décrits, chez Hong sang-Soo, à la faveur d’un récit romanesque. La peinture des sentiments se fait par une succession de petites touches impressionnistes. Il faut le travail actif du spectateur pour reconstituer, à sa façon, la globalité du tableau final à travers les impressions qu’il ressent. Le film se laisse deviner, au fil des sentiments qu’il dépeint. Il est aussi truffé de citations artistiques. À l’instar du tableau de Manet, on a bien affaire à un manifeste de l’art de Hong Sang-Soo. Le premier tableau dépeint le désarroi d’un père qui regrette d’être passé à côté de sa propre histoire. Il a rendez-vous avec son fils, mais on n’assistera pas à ce rendez-vous. L’histoire du père est celle d’un rendez-vous manqué. Son fils est dans la salle d’attente de son cabinet, le père accorde un rendez-vous au cinéaste célèbre qui est aussi l’amant de sa femme, et qui est passé à l’improviste au cabinet. Peut-être espère-t-il que ce cinéaste redonnera à son fils le goût d’une carrière que ce dernier a avortée, apprendra-t-on plus tard dans le film.

Il est question d’un conflit de générations. L’idylle qui se noue entre le héros et sa petite amie se heurte, tout au long du film, à la confusion des sentiments : la génération du père a échoué, elle est incapable de servir de modèle aux deux jeunes gens dans leur cheminement amoureux. Au restaurant, le cinéaste célèbre, convoqué par la mère du héros pour donner des conseils à son fils, donne une leçon qui se retourne contre lui. Il se fâche, sous l’effet de l’ivresse, alors qu’il a lui-même mis en garde le jeune homme contre les effets de la boisson qui est servie au repas. Quelle est la leçon de la vieille génération ? Les sentiments mimés au cinéma sont aussi authentiques que les sentiments de la vraie vie. Quand on veut devenir acteur, il faut accepter cette forme de duplicité et de tricherie. Ce que le jeune homme ne se résout pas à faire. Pour la vieille génération, l’amour n’est qu’une comédie. L’art ne peut pas sauver les sentiments.

Le dernier tableau, dans la station balnéaire, est une citation de Visconti, Mort à Venise. Le héros de Hong Sang-Soo symbolise la beauté, comme il est dépeint explicitement tout au long du film. L’art ultime, dit Platon, réconcilie l’amour et la beauté. Idéal artistique de Visconti, sous les traits du jeune Tadzio, l’éphèbe de Venise, est l’ombre du héros de Hong Sang-Soo. La scène sur la plage, dans le dernier chapitre du film coréen, est une citation à peine masquée de la dernière scène de Mort à Venise.

Cette introduction de Hong Sang-Soo est réalité une pédagogie, au sens à peine voilé des banquets de Platon, auxquels renvoie la scène du restaurant dans le film. Un manifeste artistique où Hong Sang-Soo cite l’héritage de l’art occidental, qu’il faut surmonter, pour mieux le détourner à son profit. A l’art bavard du dialogue platonicien, Hong Sang-Soo préfère la poésie discrète des sentiments et des tableaux, toute nimbée de la douceur orientale. Dans les œuvres de Mozart, dit-on, le silence qui suit est encore de Mozart. C’est dans ses silences que se construit l’œuvre de Hong Sang-Soo.

Patrick

Michel Bouquet (1925-2022)



Michel Bouquet est mort hier le 13 avril 2022
Pendant ces jours-ci donc …

Michel Bouquet : 93 printemps en compagnie des grands auteurs

Sa vie a été belle, il a tant joué, tant aidé à jouer ceux qui ont eu la chance de l’avoir un jour comme professeur et ceux qui ont eu le bonheur de lui donner la réplique au théâtre et au cinéma. Il inspirait le respect et témoignait du sien à ceux qui l’entouraient.
Chacun se souvient de tel film où il était formidable ou de tel autre où il était extraordinaire.
Pour ma part, c’est dans un Chabrol que je l’ai rencontré.
Dans La Femme infidèle (1969) avec Stéphane Audran et Maurice Ronet.
Je l’ai regardé et vu. Vu son sourire doux nimbant la violence de son regard d’acier.
Il m’a impressionnée et, depuis, toujours continué à me fasciner.
Je repense aussi à lui, magnétique, serpentaire, dans Le Promeneur du Champs de Mars (2005) de Guédiguian.
Et puis j’entends sa voix … Calme, toujours. Terriblement calme.
Adieu Michel Bouquet. Reposez en paix

Pattes blanches Jean Grémillon 1949

Marie-No

Municipale- Thomas Paulot…

Week-End Jeunes Réalisateurs 26 et 27 mars 2022 
7 films, 7 mondes 

MUNICIPALE : Quand la fiction est fracassée par le réel.

Les réalisateurs scénaristes sont trois amis depuis le lycée ; Thomas Paulot, Ferdinand Flame et Milan Alfonsi. Le déclic est venu pour ces trois amis, lors des élections présidentielles . Il s’agit donc d’un travail collectif, dont l’écriture a commencé en 2018 lorsque Thomas Paulot a terminé ses études d’Art dans des écoles en Suisse. Au départ, il voulait tourner un film dans le village de son grand-père ( comme Sylvain Desclous pour  » La campagne de France » tourné à Preuilly -sur-Claise ) localisé dans les Ardennes . Mais le village ne comptant que 60 âmes, l’échantillon était trop restreint c’est là que Revin ( cité ex- industrielle ) 7.000 habitants s’est imposée.

L’idée clé de départ se résume en une phrase, tel un mantra :  » Se servir de la fiction pour générer un documentaire ». A partir de là, ils découvrent une littérature liée au municipalisme, à l’autogestion et à la crise du système représentatif. Concrètement, l’idée du film ( originale ) mais risquée, réside dans l’engagement d’un acteur professionnel ici Laurent Papot ( donc fictionnel et engagé par un contrat de travail comme il le répète à plusieurs reprises ) pour monter une liste composée de vrais citoyens de Revin, à laquelle il se présente comme tête de liste pour être élu maire. Mais il l’affirme, s’il est élu, comme il est acteur et non homme politique il démissionnera pour laisser la place aux citoyens de Revin ( idée de mise en pratique de l’autogestion ).

Pendant presque un an les trois réalisateurs ont sillonné les rues de Revin cherchant à développer des liens avec les habitants et leur expliquant leur projet de film et de politique . Il s’agit d’un projet de cinéma expérimental, qui rapidement est mis à mal par la confrontation au réel.

Le film débute par l’arrivée de l’acteur/ futur maire dans le scénario, Laurent Papot, sous la pluie et le froid, dans ces beaux paysages de forêts ardennaises traversées par les méandres de la Meuse ( mais si , mais si c’est beau ! ). Assez rapidement s’installe un des rares dispositifs du film qui marchera ; le local de campagne, lieu neutre de rencontres entre les Revinois et l’acteur et les techniciens ( la décision a été prise par les réalisateurs de ne jamais montrer le matériel, caméra, perche)

Mais les lignes sont brouillées entre le vrai et le faux, et le spectateur se retrouve inévitablement en proie au doute tout comme les habitants de Revin, quant à la sincérité du candidat, dont le programme électoral réside dans l’unique idée de donner la direction de la ville aux habitants. Le candidat /acteur, Laurent Papot, lui-même est dérouté et le film s’éloigne de plus en plus du scénario d’origine. L’hypothèse de départ est sans cesse bousculée et beaucoup de Revinois ont lâché l’affaire assez vite, la campagne tournant sur les problèmes de représentativité plus que sur les contenus politiques. Un groupe (d’hommes surtout ) croit au projet, comme Karim, ce sont des syndicalistes, militants de gauche, déçus et intéressés par l’idée de réinventer le politique;

L’acteur lui-même doit rectifier le tir, surtout après l’échec de la formation de la liste, il apparaît déçu, fatigué mais a su faire de ses difficultés des idées de mises en scène et de relance du film. Le réel pourtant s’invite de manière à la fois politique et cinématographique, avec la scène tournée dans la fonderie, les paroles de la jeune Jenifer, qui crie son désespoir devant l’inaction du politique ou l’intervention du leader des gilets jaunes.

Le réalisateur explique que dans son film il n’est pas question de vrai ou faux mais de croyance. Croyance à la fiction, au cinéma et à la politique. Ce film a produit beaucoup de fiction mais n’a pas eu d’action sur le réel ( quelques amitiés entre l’équipe du film et des militants tels Karim). Le film est devenu davantage un documentaire sur un comédien en train de jouer..

D’où un très long travail de montage, d’août 2020 à mars 2021, il y avait 200 heures de rush et 900 heures de déruschage ont été nécessaires !

Au final, le projet ayant été conçu par des cinéastes urbains et parisiens, le résultat n’est pas étonnant mais Revinois et cinéastes s’accordent pour reconnaître qu’il faut refonder notre vie démocratique.

Françoise

La campagne de France-Sylvain Desclous

Week-End Jeunes Réalisateurs 26 et 27 mars 2022 
7 films, 7 mondes 

En passant par la Touraine, les Ardennnes …et le politique.

La Campagne de France de Sylvain Desclous, un film plus poétique que politique, burlesque et humaniste.

Il s’agit du deuxième long métrage de Sylvain Desclous, qui a déjà posé plusieurs fois sa caméra dans le village de ses ancêtres et où il a passé ses vacances. Preuilly-sur-Claise, commune rurale de mille habitants, située au sud de la Touraine, loin de l’attraction des villes.

Fin 2019, le réalisateur qui sillonne le village depuis des mois, pense tenir son sujet, avec l’approche des élections municipales.

S’il nous fait vivre la campagne électorale avec ses grands classiques : distribution de tracts, réunions, discussions, il dresse surtout le portrait de son village et de certains habitants.

Jacky ( déjà figure de précédents films de l’auteur ) apparaît au début du film, fracassé par une vie dure et arrosée, mais s’exprimant avec sagesse :  » Je ne vote pas toujours pour celui qui passe, mais je vote toujours bien « !.

Mais l’image et le son priorisent le couple de la troisième liste formé par Mathieu et Guy . Mathieu 38 ans, est revenu vivre au village depuis deux ans dans la maison familiale. C’est un normalien, consultant en intelligence artificielle. Il a des atouts, il défend sa vision et ses idées au travers de sa liste :  » Vivre et agir pour Preuilly » sans étiquette politique même s’il dit en aparté qu’il est  » plus gilet jaune que macroniste ».

Ses parents sont du village-, le père malade ( émouvantes scènes entre lui et son fils à l’EPADH ) est l’ancien photographe du village et sa mère était la directrice d’école. Il nous apparaît sympathique avec ses longs cheveux flottant au gré de sa démarche un peu hésitante, et son manteau un peu large, sa voix douce et sa tranquille détermination.

Il est tout neuf en politique, il y croît, et nous embarque dans le rêve du futur habitant de Preuilly, qui télétravaille, trouve des places à l’école pour ses gamins, se nourrit de produits sains ( voire bio ) en circuit court, tels ces beaux fromages de chèvre à 4 euros , alors qu’à Paris les mêmes valent 12 euros, sans parler des champignons qui tendent leurs pieds aux cueilleurs. Son vrai problème c’est que les gens de Preuilly ne le connaissent pas ( il a quitté le village depuis le CM2 ).

D’où son colistier Guy 74 ans, un natif de Preuilly, grande gueule et plutôt de gauche qui rêve de politique et de mairie, tout étant le mal aimé du village. Le réalisateur le connaît depuis toujours et pense qu’il sera un bon acteur devant la caméra. Personnage attachant, bon vivant, parlant fort, jouant du cor, dansant , roulant dans un coupé Mercedes, bref une figure locale et une vraie figure de cinéma.

Et c’est dans le portrait de ce couple que Sylvain Desclous tient son film. Avec un mélange de relation père/fils, maître et disciple ( toutes ces discussions chez Guy ). Il y a beaucoup de tendresse dans ces visages, ces regards, et dans les larmes versées à la fin par Guy qui en font un beau moment de cinéma.

On peut se souvenir aussi de l’humour, ( lorsque les électeurs pressent un candidat de parler de son programme et que ce dernier ( Patrick ) leur renvoie la question, ce sont aux électeurs de proposer des idées ) ou la scène improbable avec le journaliste,

Mais il n’y a jamais de moquerie ou d’ironie, mais de l’empathie. Le cinéaste parle de son village en le filmant avec amour et lucidité, il restitue un petit morceau d’histoire et un beau regard sur les hommes de ce village.

Françoise

Vers la bataille de Aurélien Vernhes-Lermusiaux

Vers La Bataille
Prix Louis Delluc Premier Film 2021

Week-End Jeunes Réalisateurs 26 et 27 mars 2022 
7 films, 7 mondes 

Premier film du week-end, un pur moment de cinéma, la douce imprégnation d’une histoire fascinante dans l’écrin des images superbes du chef opérateur : David Mabille (France de Bruno Dumont)
Dans les années 60 (1860), Louis, photographe français célèbre qui s’ennuie à Paris, réussit à se faire envoyer au Mexique pour prendre des clichés de la guerre coloniale qui oppose français et mexicains et devenir en quelque sorte le premier reporter de guerre. Conflit sanglant, « l’expédition du Mexique », eut bel et bien lieu de 1861 à 1867, sous la direction de Napoléon III.
Seul et ignorant, Louis se perd dans ce territoire et passe son temps à chercher désespérément le lieu des combats, et à survivre. Le film réussit à faire passer les ressentis de Louis : on a faim, on a mal, on a peur. Comme lui. Bientôt accompagné par Pinto (Cosme Castro), un campesino mexicain qui lui a sauvé la vie, on assiste à la naissance d’une amitié entre ces deux-là qui ne parlent pas la même langue et ne peuvent communiquer que par les bonnes ondes qu’ils s’envoient.
Louis lui ayant transmis son art, Pinto partira photographier ses vivants.
C’est fort, subtil, délicat. On sillonne avec eux la sierra avec un petit passage poétique comme un rêve dans la selva nimbée de lucioles, âmes légères …
Passant par une formidable scène de guerre, fake news XXL, véritable mise en scène, allant jusqu’à échanger les vêtements des soldats, pour composer un « cadre » et rapporter leurs images « bankable » !
On s’achemine vers le cœur de l’histoire, la marche éperdue de Louis vers son enfant, vers la folle recherche du cliché inexistant, inaccessible, impossible. Les kilos de matériel dont il se charge illustre l’encombrement qui est le sien et qu’il porte vers la bataille, l’ultime bataille, son chemin de croix vers sa délivrance. Comme il doit souffrir, persévérer pour atteindre son fantôme !
Le rôle de Louis devait, au départ, être tenu par Bouli Lanners qui n’était pas libre et on peut juste imaginer qu’avec Bouli Lanners, ça aurait été une autre version de cette histoire, un autre film donc.
Pour l’heure, Malik Zidi est formidable dans le rôle et son physique très jeune le mène à se confondre avec l’absent, nous mène à l’assimiler à ce fils disparu qu’il finit enfin par rejoindre.

Vers la bataille est un long métrage bouleversant et sensoriel, rempli d’idées de cinéma et si bien accompagné par la musique bluesie de Stuart Staples
Aurélien Vernhes-Lermusiaux ne puise pas son sujet dans son vécu, ce n’est pas autobiographique et c’est à souligner car assez exceptionnel pour un premier film.

Un premier film en costumes qui impressionne par son ampleur, par le sujet, les décors … Un premier film audacieux et ambitieux.

Un premier film demande une grande foi et beaucoup d’abnégation.
Aurélien Vernes-Lermusiaux, venu nous parler du sien, nous dira qu’il lui aura fallu 7 ans … 7 ans pour faire aboutir son projet !
La foi, Aurélien Vernhes-Lermusiaux l’a, sans aucun doute.
Il est habité par le cinéma. Le cinéma existe, il l’a rencontré !

Ce Week-End Jeunes réalisateurs a pour ambition de faire découvrir les nouveaux réalisateurs, ceux qui prendront la suite.
Aurélien Vernhes-Lermusiaux promet de venir présenter son second long métrage aux Cramés de la bobine.
Début de tournage janvier 2023, rendez-vous donc en 2024.

Marie-No

Les poings desserrés – Kira Kovalenko

avec Milana Aguzarova, Alik Karaev, Soslan Khugaev

Lors de la sortie de Sofitchka (Софичка, 2016), son film précédent, une journaliste d’un site russe de cinéma  a demandé à Kira Kovalenko de se définir : « Ce qui est étrange, c’est que je serai toujours une étrangère à Naltchik, car je me considère comme une Russe, mais en Russie, je suis toujours originaire du Caucase. Et oui, il y a dans le film des échos de traumatismes collectifs et d’une vie difficile dans le Caucase. » La cinéaste de 32 ans aurait pu employer exactement les mêmes mots pour aborder « Les poings desserrés » (Разжимая кулаки), son deuxième long métrage de fiction sorti en France le 23 février 2022. . Mais avec l’entrée des blindés russes en Ukraine le 24 février, « demain c’était la guerre », pour reprendre le titre de l’un des plus jolis films réalisé par Iouri Kara, né à… Donietsk (Stalino en 1954), aux temps la « perestroïka ». 

Alexandre Rodnianski, Milana Aguzarova, Kira Kovalenko

L’engagement de Kira Kovalenko est allée au-delà d’un message vidéo posté le 27 février sur la chaîne youtube du critique russe de cinéma Vladimir Dolin, en compagnie de 13 autres professionnels du cinéma dont Kantemir Balagov, son condisciple aux « ateliers Sokourov de Naltchik » en Kabardino-Balkarie, et aujourd’hui son compagnon. Elle avoue avoir regretté cette sortie dans une déclaration publiée par l’Humanité le 17 mars : « Tous les efforts se résument maintenant à rester humain et faire quelque chose d’utile. Mon film les Poings desserrés est sorti en salles, en France, la veille de la guerre. La guerre que mon pays a déclenchée. J’en porte la responsabilité, comme chaque citoyen russe. Je voulais stopper la sortie de mon film, mais, pour des raisons techniques, cela s’est avéré impossible, ce n’était pas en mon pouvoir. » 

Ne pas pouvoir regarder son film aurait été fort dommage, surtout en ce moment. 

La biographie de Kira Kovalenko, 32 ans, pourrait à elle seule résumer l’incompréhensible. Elle porte un nom aux sonorités ukrainiennes, elle est née à Naltchik, capitale de la Kabardino-Balkarie, petite république autonome du Caucase, entre la Russie au Nord, la Tchétchénie à l’Est et au Sud l’Ossétie du Nord. La cinéaste est recensée dans la communauté russe, la moitié de la population de cette ville de 240 000 habitants. Au coeur de ce Caucase rarement en paix…

750 km séparent Naltchik de l’Est de l’Ukraine.
Tandis que 1 662 km séparent Moscou de Naltchik. 

   Les films de Kira Kovalenko, comme ceux de Kantemir Balagov, sont produits par Alexandre Rodnianski, né à Kiev, proche de Volodymyr Zelensky (l’ancien comédien devenu président), mais aussi et surtout producteur prolifique du cinéma russe, à la tête du festival de Kinotavr, considéré comme le festival national cinématographique de Russie… 

À la demande de Rodnianski qui craignait que leur engagement public contre la guerre ne les mène en prison, Kira Kovalenko et Kantemir Balagov se sont exilés en Géorgie. Le producteur lui même parti à Paris aimerait les faire venir en France. 

Kira Kovalenko a tourné ses deux films dans le Caucase russe, « Sofitchka » en Abkhazie, une région disputée par la Russie et la Géorgie, tandis que « Les poings desserrés » ont pour cadre l’Ossétie du Nord, dont les frontières avec l’Ossétie du Sud et la Tchétchénie ne sont jamais tranquilles. Les deux œuvres ont également été tournées en langue originale, abkhaze et ossète, deux langues que ne parle pas Kira Kovalenko, avec des acteurs non professionnels, à l’exception des rôles titres. Le quotidien russe Literatournaya Gazeta (Le journal littéraire) écrit à propos de ce choix linguistique : « On a ainsi l’impression d’un film étranger, comme si l’action se déroulait non pas en Russie mais dans une ville abandonnée d’Iran ou du Kurdistan. » (Il faut dire que l’auteur de la critique, Alexander Kondrashov, n’a pas vraiment apprécié cette œuvre cinématographique, trop féministe à son goût et trop malveillante, selon lui, pour l’Ossétie du Nord…). 

  

Mizur

Ada (interprétée par la remarquable Milana Aguzarova) vit à Mizur dans une cité minière (mines de plomb et de zinc) entourée de falaises desséchées, à l’opposé des montagnes verdoyantes du Caucase. Située à 65 km au sud-ouest de Vladikavkaz, la capitale ossète, c’est l’une des villes les plus étroites de Russie, coincée (elle aussi) entre une route et des pentes abruptes. Une parabole de l’histoire de Ada. L’héroïne de ces « poings desserrés » est une jeune femme, une presque adolescente encore dont le corps a été abimé par les éclats d’une bombe. Et même si ce n’est pas précisé, tout le monde en Ossétie (et en Russie) comprend que cela renvoie à la prise d’otages par des combattants tchétchènes dans une école d’une autre ville ossète, Beslan en 2004 – 304 morts dont 188 enfants. Ada est prisonnière d’elle-même, d’une famille dysfonctionnelle, d’une culture machiste et d’une géographie. Et veux desserrer les poings, au propre et au figuré, qui l’enprisonnent. Kira Kovalenko aime à citer une phrase tiré de Sartoris de William Faulkner : « Peu de personnes peuvent supporter l’esclavage, mais aucune ne peut supporter la liberté. »

Le meilleur commentaire est celui de Pavel Pougatchev sur le site seance.ru : « Le film semble très effrayant, voire choquant, mais c’est l’imagination du spectateur qui nous donne la chair de poule. Ce que nous voyons dans le film, c’est la vie à nos confins du sud et pour ceux qui n’y sont jamais allés et n’ont pas l’intention d’y aller un jour, au contraire, Kira Kovalenko adoucit autant que possible les angles et les optiques, en remplissant tout de beige, de rouge et de bleu. Dans ce monde hostile, Kovalenko guide le spectateur en lui tenant la main avec douceur et assurance, sans la lâcher une seule minute. C’est un film magistral, rebelle. Une bonne partie du film est construite en plans-séquences, à l’aide d’une caméra sensible et valsante. Il y a des moments de pure poésie : une scène vertigineuse (littéralement) à l’intérieur d’une camionnette qui tourne autour du sable et de la poussière et un final ingénieux dans lequel l’image se désintègre en pixels en même temps que les espoirs d’Ada qui s’en vont. » Même si d’autres spectateurs/spectatrices ont préféré y voir, au contraire, un avenir qui s’ouvre… 

Le film a été couronné par le Grand prix de la section « Un certain regard » du festival de Cannes en juillet 2021, par le grand prix du Festival du cinéma russe de Honfleur en novembre 2021, et par L’éléphant blanc 2021, prix de la critique russe…

Sylvie