Les Intranquilles-Joachim Lafosse

Si certains films utilisent la fiction pour décrire le réel, d’autres utilisent le réel pour faire de la fiction. Dans ce dernier cas, vous verrez sans doute « L’événement d’Audrey Diwan » pour l’heure, ce mardi, Françoise nous a présenté les « intranquilles » un film dur, parfaitement documenté et interprété et ce fut un plaisir d’entendre ses explications et d’en débattre.

Dans le dossier de presse, Joachim Lafosse nous dit : « Leïla a compris qu’il ne s’agissait pas d’un film sur la maniaco- dépression mais plutôt d’une interrogation sur la capacité et les limites de l’engagement amoureux ». C’est un peu une coquetterie, car la bipolarité y est néanmoins remarquablement traitée et incarnée par Damien Bonnard et cela, d’une manière quasi documentaire. Il faut remercier le réalisateur de l’avoir fait et avec talent.

Avant d’en toucher un mot, sans doute faut-il préciser une ou deux choses sur la réalité de cette maladie mentale. D’abord, il faut distinguer folie de maladie mentale. Des fous il y en a beaucoup et il ne se passe pas de jour sans qu’on nous en montre des manifestations, par exemple : l’hubris d’un professeur marseillais plus avant et dans un autre registre Auschwitz, Hiroschima dans toute leur horreur expriment une manifestation de la folie humaine. Les malades mentaux de leur côté ne génèrent aucunement la folie du monde, tout au plus, ils la traduisent comme ils peuvent, à leur manière, seuls dans leur coin, ça ne va pas bien loin.

L’une des folies humaines des plus sournoises de notre société, c’est justement son rapport de dénégation, la mise à la trappe de la maladie mentale et des malades mentaux. Le journal le figaro nous rappelle ceci : « Dans l’Hexagone, 12 millions de Français sont aujourd’hui touchés par un trouble psychique. On estime également que 1 personne sur 5 sera atteinte un jour d’une maladie psychique en France. » Où sont-ils ? comment les traite-t-on? (dans tous les sens du terme) , qui en parle ? Parmi elle la psychose maniaco dépressive rebaptisé bipolarité, elle concerne 650 000 à 1 600 000  français.

Mais parlons du film, trois acteurs principaux Leïla Bekhti dans le rôle de Leïla, Damien Bonnard dans le rôle de Damien et Gabriel Merz Chammah dans le rôle d’Amine. Voici un gentil couple avec leur enfant, lui est un peintre qui marche plutôt bien, elle est tapissière décoratrice. Ils vivent à la campagne.

On observe la montée crescendo de l’état maniaque de Damien et en contrepoint, les réactions bienveillantes, puis inquiètes, puis angoissées de Leïla, c’est tout ce qui se passe autour de l’enfant qui concentre le maximum de ses peurs.

On observe dans ce film que Damien triche avec son traitement, il a besoin d’éprouver son utilité réelle, il éprouve alors le besoin ne pas le prendre… pour voir. … peut-être aussi pour obtenir cet état d’euphorie (anti-angoisse)  qui lui donne l’élan devant la pression que représente la préparation d’une exposition. On voit aussi Damien faire son travail de peintre avec une énergie folle, dans un élan créatif brûlant, y dépenser tout ce qui lui reste de concentration en dépit de sa fuite des idées, de sa fébrilité anxieuse, d’une fatigue toujours surcompensée et d’une insomnie tenace. 

Lorsque nous regardons sur internet la liste des personnalités bipolaires, on se retrouve devant une liste interminable et parfois fantaisiste de personnages atteints par ce trouble. Et on observe alors que beaucoup d’artistes le sont. On peut supposer que leur fulgurance, leur compréhension intuitive des choses, leur empathie permanente, leur générosité favorisent leur élan créatif. On peut aussi supposer que la permissivité du monde artistique est plus grande que celle de la population générale en regard de la norme.

Mais la question du film c’est aussi l’épuisement affectif de Leïla. Il se manifeste par l’exacerbation un peu persécutante envers son époux de ses préventions et sa manière de surprotéger Amine leur fils. Au bout de cette crise, Damien parti vivre chez son père, va beaucoup mieux. Il a accepté de se soigner, il ne met plus sa vie et celle des autres en danger.

Joachim Lafosse, en nous peignant ce tableau de la maniaco-dépression et d’une dissension fatale dans le couple nous parle aussi de la maladie de son père qui était atteint de ce trouble, et nous pouvons trouver beau qu’il attribue sa maladie à Damien le fils…et de faire du père pour ce film,  une instance bienveillante et  protectrice. 

Le genou d’Ahed-Nadav Lapid

Il s’est passé un peu de temps depuis que j’ai vu le Genou d’Ahed. Il a été présenté le 16.11 par Sylvie et je regrette de ne pas avoir pu le revoir à ce moment-là, entendu les débats, ça devait être passionnant.

Nadav Lapid est l’un de mes cinéastes préférés, je me souviens d’avoir présenté « l’institutrice », j’ai relu mes notes de l’époque, je commençais par citer tous les films Israéliens qui m’avaient marqué, c’était en 2014. Quels sont les films notables entre 2014 et maintenant ? Peu. Il y a en eu un autre du même réalisateur, « Synonymes ». Sans doute n’a-t-il pas eu le succès du Genou d’Ahed, c’est regrettable.

Avant même de voir le Genou d’Ahed, je me doutais qu’il nous emmènerait sur un ring, je n’ai pas été déçu.

Il faut dire que j’étais prévenu, j’avais lu ceci dans le blog du cinéma : « Il invente un langage filmique qui n’appartient qu’à lui et qui s’exprime autant dans sa manière d’organiser le récit, que par l’image, la musique et le son. Sur l’image voici ce qu’en dit le blog du cinéma : Follement virtuose, la mise en scène que déploie Nadav Lapid ne s’impose aucune limite. La caméra vole, vit, gigote, s’élance : rien ne peut l’arrêter. En un claquement de doigts, la caméra s’élève de la terre jusqu’au ciel ; elle produit d’ahurissants travellings à 360° simplement pour filmer un dialogue ou un échange. Elle refuse la fixité et accompagne des mouvements incessants, imprévisibles et étourdissants ; guidée par le regard de « Y » et le ballottement de ses pensées ».

Plus loin :

« Le nez littéralement collé à l’objectif, le personnage s’approche si près de la caméra qu’il semble nous en révéler la présence ; d’autant plus lorsqu’il tente d’échapper à la mise au point de l’opérateur dans un va-et-vient chorégraphié. Tout du long, Lapid nous mitraille la rétine avec ses folles idées de mise en scène. Avec ses gros plans qui dévisagent. Avec ces visages qui bouillonnent. »

Ça commence, inconfortable par une pluie sur la route, violente, rageuse, sauvage puis… Transition brutale, nous sommes transportés dans le désert.

Ce film de Nadav Lapid n’a pas été conçu à n’importe quel moment, il suit de trois ans la mort d’Era Lapid, sa mère, chef monteuse distinguée qui a été de tous ses films. Comme tous les artistes, Nadav fait quelque chose d’autre de sa douleur et de son tourment. Les psychanalystes diraient peut-être que sa vision du monde est projective (qu’il transpose l’origine intérieure de sa douleur sur le monde extérieur). Peut-être, cependant, pour chacun de ses films Nadav Lapid sait à merveille faire de sa biographie un sujet qui bouscule et dépasse sa propre singularité pour mettre à nu l’ordre social. Ici des institutions de son pays dans ce qu’elles ont de paranoïaque et guerrière, avec leur cortège de censure, de contrôle, de soldatesque, de menace et de violence.

La séquence du Genou d’Ahed n’était pas prévu dans le film, il y a été instinctivement ajouté sur la seconde version. Il est inspiré d’un fait historique. Nous nous souvenons à propos d’Ahed de la phrase hystérique d’un député israélien : « Il aurait fallu lui tirer dessus, ne fût-ce que dans le genou ». Cette formule par son incongruité monstrueuse c’est le LA du film, son prisme. Nadav Lapid nous montre une société dont les institutions sont folles, et nous allons voir un homme en souffrance et en colère « Y »interprété par Avshalom Pollak (un autre lui-même, aussi beau et fringant) concentrer et exprimer en miroir la folie de son pays, qui est aussi celle du monde. 

 Si pour chaque film, Nadav Lapid invente un langage qui lui est propre, souvent violent, antipathique, ce qu’il n’invente pas, ce sont les faits. Ils nous sont montrés comme dans un miroir brisé, chaque éclat reflète une chose folle et le tout de ce miroir renvoie un vilain tableau. Celui de la justice, de l’armée, du monde politique de la culture et des médias. Mais qui nous les montre, c’est aussi le sujet du film, un citoyen ? Un traumatisé de guerre ? Un intellectuel engagé, un artiste ? Tout cela à la fois. Tout comme dans Synonymes, simultanément la machine et son produit.

Une séquence nous l’indique, celle d’un simulacre : des jeunes soldats cernés par l’ennemi reçoivent l’ordre de mettre fin à leurs jours. « Y » dit, j’étais de ceux là, puis il se rétracte et dit :  » j’étais leur chef » celui qui leur en a donné l’ordre. On ne sait qui il était, nous aimons attribuer des rôles, or ici il brouille les cartes. Et ce « on ne sait pas » nous le montre sous un jour cynique. Cependant, très rapidement, on est pris de vertige, un simulacre, une réalité ? Chef, simple homme de troupe ? Qu’importe, quel est le dénominateur commun ? La guerre qui remplace le libre arbitre par l’obéissance, elle seule rend plausible toutes les possibilités de ce récit et replace l’histoire au niveau où elle devrait être, la dénonciation de ses commanditaires.

Une autre scène, celle de Yahalom, la charmante déléguée culturelle, (remarquablement jouée par Nur Fibak) me revient évidemment en mémoire, symboliquement bousculée d’une manière manipulatoire par Y, elle n’a pas été inventée, elle existe autant que le système qui l’utilise, voici ce qu’en dit Nadav Lapid : « cette femme était étonnante, très curieuse, très respectueuse envers mes films, très enthousiaste. Elle ne méritait que la sympathie et soudain, à la fin de la discussion, elle a mentionné un formulaire que je devais signer, sans quoi l’échange avec le public ne pourrait pas avoir lieu. Je devais mentionner précisément de quels sujets j’allais parler avec les spectateurs du film. » Observons que Yahalom qui la figure dans le film est belle, charmante intelligente, sympathique mais qui ne pense pas. Qui symbolise-t-elle ?

Ce Genou d’Ahed, je lui aurais souhaité la Palme d’Or. Voici un film original sur la forme et le fond, rageur, fascinant de vivacité, où tout nous paraît imprévu, qui mêle un personnage singulier, indomptable, le bouillonnement d’une pensée lucide, à fleur de peau de ce témoin et acteur à l’histoire d’une société qui étouffe dans sa violence latente, dans son système de surveillance et dans l’avachissement intellectuel de son pouvoir. Il nous en livre « à bout portant » sa vérité, dénonce la vacuité, le ridicule de ses institutions, sans chercher à dissimuler l’ambivalence, de l’amour/haine de « Y », le dénonciateur et… de lui-même.

Serre moi fort de Mathieu Amalric

Serre moi fort ne ressemble à aucun récit cinématographique sur le deuil et c’est une expérience unique et irradiante.
Comme dans un lieu de recueillement, c’est d’abord à la musique qu’on s’accroche, pour avoir moins peur.
Et c’est peu dire que la musique de Serre moi fort occupe une place prépondérante !
Le récit fantomatique et mystérieux de Clarisse (Vicky Krieps, éblouissante) s’ouvre et se referme sur les Gavottes de Jean-Philippe Rameau puis son parcours s’articule, avance sur des morceaux d’abord classiquement harmonieux avec sa Lucie, enfant qui joue la Lettre à Elise, la Sonate pour piano n°1 de Beethoven, l’Etude n°1 pour les cinq doigts de Debussy.
Le cheminement douloureux de Clarisse est plus tard enveloppé par le kyrie de la Petite messe solennelle de Rossini, la Sonate n°16 en do majeur de Mozart, la Valse n°1 et le Concerto n°1 en mi mineur de Chopin, le Concerto en Sol ou le Ondine du Gaspard de la nuit de Ravel.
Et puis, quand elle n’y arrive plus, quand ses souvenirs ne suffisent plus pour voir ceux qui sont partis, elle les crée, les invente, les trouve « en vrai », se les approprie et les morceaux plus modernes que joue Juliette alias « Lucie adolescente » viennent illustrer la dissonance dans l’esprit de Clarisse qui tient de plus en plus difficilement sa solution pour faire face et c’est la Musica Ricercata n°1 de Ligeti avec sa même note, le La, répétée de plus en plus sauvagement en passant par le Kleine Klavierstücke n°3 d’Arnold Schönberg et le Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen qui l’occupent.
Le cinéma de Mathieu Amalric n’est pas des plus faciles à appréhender : l’opacité du silence et la fragmentation y jouent des rôles essentiels, au profit de récits non linéaires qui se dévoilent parcellement.
C’est le cas pour Serre moi fort.
Les choix de narration sont définitivement courageux et il n’est jamais question d’être gentiment pris par la main pour se faire raconter l’absence et la disparition mais on nous amène, par cercles concentriques, à s’en approcher progressivement.
A l’image du prologue où elle « joue » au Memory avec des polaroïds, les morceaux s’accumulent sans forcément se rejoindre et cette confusion est une mise en forme de la pudeur pour affronter l’insoutenable.
La mère, l’épouse se construit une forteresse au-dessus de l’abime et dans l’attente de la confirmation de son malheur, son choix n’est pas une fuite en avant, mais une fuite en arrière. Elle ne se départit pas de ce qui fut sa joie, et qui, progressivement, perd de son évidence.
Elle s’invente alors une sorte de fiction qui prend le relai, comme par exemple le futur possible de sa fille, qu’elle rêve en Martha Argerich,.
Le film vous happe dès la première image, par son extrême beauté (Chef opérateur : Christophe Beaucarne). Paysages brumeux, quand ils ne sont pas enneigés, usines fumantes au fond de la vallée, la photographie se met au diapason de l’esprit embrumé de sa protagoniste
Son brouillard psychique se lit dans les décors, c’est à peine si elle sait où elle va, ni où elle est. Elle se perd par nécessité, à la recherche de la lumière qui surgit sans cesse et s’enfuit aussitôt.
On ne sait pas très bien où se situe l’action et qu’importe.
C’est un personnage qui doit justement frôler les limites de la raison pour continuer à vivre. Mathieu Amalric lui donne une intensité qui n’est jamais hystérique, ni trop effacée, pour laisser s’exprimer la maternité défaite, l’absence physique, le manque de contact charnel.
L’instant suspendu durant lequel elle touche le torse du musicien en atteste avec une vibration naïve et bouleversante.

Le film se referme sur Rameau et sur le « jeu » de Memory.
Clarisse découvre facilement les cartes identiques ou plutôt « presque identiques » : en regardant bien, sur la première photo découverte, Marc, Lucie et Paul sont en gros plan. Sur la deuxième, le cadre est élargi.

« J’aime te regarder les yeux fermés »
Désormais, c’est comme ça qu’elle pourra les voir.

Marie-No