Dieu existe, son nom est Petrunya de Teona Strugar Mitevska (2)

Depuis que j’ai enregistré mon brouillon pour y revenir et essayer d’écrire ce que j’ai vu dans ce merveilleux film, je suis chaque fois assaillie, au moment d’ouvrir le fichier, par le nom qui s’affiche : Dieu existe. Intitulé qui s’était inscrit automatiquement et que je n’ai pas modifié.

Une affirmation qui ne laisse ici aucune place au doute, suivie d’une deuxième allégation en forme de preuve, le titre est un jeu, une transgression, un formidable pari : un nom de femme pour Dieu ? Dieu, une femme ?  Quels bouleversements en perspective !

Reprendre tout ce qui a été dit, analysé et commenté brillamment lors de cette dernière séance de la saison ? J’en serais bien incapable. Mais évoquer quelques images du début du film et partager ainsi le désir violent que j’ai de le revoir, de creuser son mystère, j’essaie.

                La femme immobile, les pieds posés sur une ligne sombre tracée ainsi que d’autres lignes parallèles sur le fond d’une piscine sans eau, masque de son corps cette ligne, se tient droite au milieu de la cavité immense, ancienne piscine olympique d’un monde révolu. Les tons bleus, couleurs usées, délavées, bleu clair, bleu cru, bleu pâle, mêlés de blanc et de rouille, sont des horizontales au tracé imprécis qui contribue à un certain flou. Et le contraste entre la silhouette droite, immuable, et le sol qui flotte malgré l’absence d’eau, liée à une musique de rock déjantée de plus en plus forte, nous plonge dans une réalité d’une grande fragilité mais constitue aussi une promesse : Cette femme a un destin.

Statue figée sur un sol instable, point qui devient minuscule dans l’immensité du bleu rayé de sombre au fur et à mesure de l’éloignement de la caméra, cette femme est notre héroïne.

La deuxième image est portée par des chants religieux traditionnels: une procession d’hommes en soutanes noires portant haut trois bannières rouges. La grande croix, brandie par un apprenti-pope, en retard à la procession, s’incline sous les câbles d’arrimage d’un pylône (et nous avec elle) avant de les rejoindre. En contre-point de cette procession chaotique, fresques et images de l’enfer, dévotions démonstratrices, signes de croix, baisers d’icônes.

Après ces présentations, tout comme la caméra suivant la croix nous avait fait nous incliner sous le câble tendu, notre regard est soudain dirigé sous la couverture de quelque endormie qui proteste qu’on la réveille trop tôt. Une main tend dans une assiette deux galettes croustillantes, une voix rappelle l’heure. Les premiers échanges d’une mère, qui réveille, et d’une fille, endormie, sont comme intra-utérins. Le trajet de la nourriture transmise par la mère à la bouche de la fille est comparable à celui des éléments nutritifs allant directement du ventre maternel au fœtus à travers le cordon ombilical. C’est seulement après avoir croqué dans son repas que la fille-fœtus roule et se dégage de la couverture. Nous la reconnaissons, c’est elle. Elle n’est pas d’accord pour aller au rendez-vous d’embauche. Elle est sans joie, sans volonté apparente, mais en exposant sa nudité à l’œil maternel réprobateur, elle s’oppose, elle s’affirme. Sa mère la harcelle, la bouscule. Elle s’habille, sort et tend sa joue à son père croisé dans l’escalier.

La mère la poursuit jusqu’au bord de la piscine désaffectée : Vertigineux dialogue entre une fille, ronde dans un manteau de fourrure synthétique, traçant son chemin sur le rebord de la piscine au-dessus de la route, et sa mère, menue, au niveau inférieur, rongée par l’inquiétude,  qui voudrait jusqu’au bout contrôler ce que va faire, dire et entreprendre cette enfant qui lui échappe.

Autant dire que pour s’émanciper, cette enfant, qui n’en est plus une, aura d’abord à affronter sa mère.

Une image encore : ce mannequin au corps de femme auquel Petrunya visse une tête d’homme avant de s’allonger à son côté. Le calme qui l’envahit soudain. Un clin d’œil à la Genèse « Homme et femme, il les créa » ?

Sans cesse, on rit, on est surpris, on s’interroge.

J’ai hâte de revoir le film, de suivre Petrunya à nouveau, de la voir s’emparer de la croix plus rapidement que ces jeunes mâles torses nus assoiffés de victoire, de l’entendre calmement affirmer qu’elle n’a rien volé, que cette croix lui revient, déjouant ainsi les contradictions du rituel.

Merci pour ce film merveilleux!

Marie-Odile

Dieu existe, son nom est Petrunya de Teona Strugar Mitevska

Film macédonien, (vo, mai 2019, 1h40) de Teona Strugar Mitevska avec Zorica Nusheva, Labina Mitevska et Simeon Moni Damevski 
Titre original : Gospod postoi, imeto i’ e Petrunija
Distributeur : Pyramide Distribution

Présenté par Brigitte Rollet

Synopsis : A Stip, petite ville de Macédoine, tous les ans au mois de Janvier, le prêtre de la paroisse lance une croix de bois dans la rivière et des centaines d’hommes plongent pour l’attraper. Bonheur et prospérité sont assurés à celui qui y parvient.
Ce jour-là, Petrunya se jette à l’eau sur un coup de tête et s’empare de la croix avant tout le monde.
Ses concurrents sont furieux qu’une femme ait osé participer à ce rituel. La guerre est déclarée mais Petrunya tient bon : elle a gagné sa croix, elle ne la rendra pas.

Un premier plan en plongée sur une jeune femme assez enveloppée, mais rapetissée et enfermée entre les lignes d’eau d’une piscine vide, recouverte de neige fondue – comme dans le cadre serré et étouffant du huis-clos policier de la deuxième partie du film – une jeune femme de 31 ans, vierge, diplômée d’histoire mais au chômage, couvée et surveillée par une mère castratrice qui vient porter un improbable petit déjeuner à sa fille blottie comme une enfant dans les plis de ses draps et bientôt d’une croix de bois au creux des seins : le ton est donnée d’emblée par une mise en scène énergique et étouffante, multipliant reflets et cloisons, à l’image d’une vie morose, secouée contre toute attente par une initiative irréfléchie, qui va se transformer en détermination butée, puis en affirmation personnelle tout autant qu’en choix féministe. Face au cocon vénéneux de la famille, aux pouvoirs de l’Etat et de l’Eglise, face aux jeunes ultra-orthodoxes dont la violence et la vulgarité nous saisissent dès les premières images, « Dieu existe, son nom est Petrunya » de la réalisatrice macédonienne Teona Strugar Mitevska, prix du jury œcuménique à la dernière Berlinade, met en scène la révolte de Petrunya entre force tranquille et obstination farouche, une présence nue que nous épousons confusément, un regard dont nous voyons rarement ce qu’il avise mais dont la fixité comme absente aux autres suggère à la fois la souffrance d’une personnalité marginale et incomprise, et une irrépressible urgence intérieure.

Brigitte Rollet, qui présente le film, le montre bien : loin de nous imposer un discours didactique ou de mettre en scène des personnages manichéens, la cinéaste a réussi à nous immerger dans une fiction à la fois fort vraisemblable et déconcertante, l’histoire, inspirée d’un fait réel survenu à Stip, en macédoine en 2014, d’une jeune femme qui, lors d’un rituel épiphanien saute dans l’eau glacée d’un fleuve au nez et à la barbe de garçons musclés et triomphants, pour récupérer et accaparer la croix de bois propitiatoire – promesse d’un an de bonheur – que le pope a lancée selon la tradition mais qui ne saurait, selon cet usage non écrit, revenir qu’à la seule gent masculine ! La « coupable » a dû s’exiler à Londres… Sur cette trame originale autant que dérisoire, sur ce point de crispation va se cristalliser tout un nœud de non-dits et de contradictions, incarnés par des personnages entiers et impulsifs, habités par leurs pulsions, leurs haines, leurs « identités meurtrières », selon l’expression d’Amin Maalouf : dès lors, le spectateur est pris dans un tourbillon d’émotions, de violences, de paroles empêchées ou impossibles qui opposent tradition et modernité, loi (autorisant la possession de cette croix par le premier et plus habile plongeur) et tradition l’interdisant implicitement, foi et superstition, communication officielle, orientée, machiste (des actualités télévisées) et information libre, inévitablement personnalisée et provocatrice de la journaliste Slavica – double féministe, extraverti de la taciturne héroïne, aux prises avec ses propres démons, un cameraman rétif et phallocrate, un ex-mari et père défaillant, avec lesquels il faut composer dérisoirement pour mener à bien l’enquête inouïe, accoucher du scoop inespéré.

Les hommes en effet ne sont guère valorisés dans ce film, sans pour autant nous paraître caricaturaux, si ce n’est l’employeur potentiel qui reçoit Petrunya dans son incroyable bureau, cabine de verre offerte aux regards des couturières avides autant qu’empressées, open space ouvert au sourire accablé d’un patron ironique devant des compétences historiennes pour lui inutiles et au mépris social et sexuel d’un homme qui déclare tout de go à cette femme grosse, modeste et timide qu’il n’a « même pas envie de la baiser » : faut-il s’étonner que la scène où Petrunya, encore vêtue de sa robe à fleurs empruntée à sa meilleure amie, se jette à l’eau pour s’emparer de la croix bénie, se situe juste après cet odieux rendez-vous ? Se jeter à l’eau pour appeler à l’aide, en appeler confusément à une transcendance pour recoller les morceaux d’une vie en miettes par un éclat personnel autant que social et religieux…

Mais quelle transcendance ? Georges faisait remarquer que ce rite de la croix jetée et de la bénédiction de l’heureux élu qui s’en empare relève plus du paganisme ou de la superstition que d’une foi sincère ou officielle, bien mal représentée du reste par ces jeunes orthodoxes – quand bien même elle serait comme ici encadrée par les autorités religieuses, en l’occurrence un pope assez veule, gardien d’une coutume immémoriale et informulée, l’exclusion des femmes de la sphère religieuse orthodoxe, comme le soulignait Éliane. Le grand mérite de ce film est de nous rappeler que le fanatisme provient souvent plus d’interprétations marginales, incontrôlées de la religion, par des individus, des « fidèles » irréfléchis ou violents, que d’une dérive sectaire des dogmes ou des religieux eux-mêmes. Bref, le diable est dans les détails, comme cette croix anodine transformée en objet de concupiscence et de possession égoïste et matérialiste, la garantie d’on ne sait quel bonheur bien profane et provisoire… Et ce pope est décidément peu courageux, face à ses propres fidèles qu’il hésite à calmer à l’entrée du poste, face au commandant de police, représentant quant à lui une autorité civile potentiellement agressive, sommant Petrunya de rendre la pomme de discorde, bientôt enfermée dans un coffre, mais plus ennuyé que répressif, s’en remettant in fine à la loi qu’il incarne en libérant à la demande d’un procureur amusé une prévenue à qui on ne saurait rien reprocher stricto sensu.

Deux hommes pourtant semblent échapper à ce portrait peu flatteur de la virilité : le père, qui aime assurément sa fille mais reste passif, voire muet face à sa femme et le jeune policier qui protège Petrunya des orthodoxes enragés l’attendant à la sortie du commissariat, et surtout qui éprouve pour elle la sympathie du garçon lui aussi déclassé, marginal, blessé par la vulgarité et l’indifférence goguenardes de ses collègues. Une idylle semble même s’esquisser entre ces deux timides, suggérée, au-delà de la protection policière et nourricière, par des regards admiratifs et une main fiévreusement pressée.

A l’inverse, les figures féminines qui entourent Petrunya, son « adjuvante », la journaliste Slavica, lointain écho de la cinéaste autrefois correspondante de presse, et son « opposante » – la mère castratrice – son autrement plus fortes et appuyées, sans tomber pour autant dans le schématisme ou la psychologie : le film montre, incarne mais ne cherche pas à expliquer ou interpréter, ou plutôt il libère toutes les interprétations possibles.

La mère castratrice est ainsi une figure saisissante, qui illustre le « double lien » dont parle Georges : il s’agit d’une relation moins ambivalente que violemment contradictoire, nourrie d’amour absolu, fusionnel, physique et de haine extrême, tant la mère, engluée dans un système de valeurs traditionnelles, conspire inconsciemment à sa propre servitude volontaire et ne peut ressentir le geste émancipateur de sa fille, qui ne devrait selon elle avouer que…25 ans, que comme un acte de pur folie, un blasphème sans nom, une négation de l’éducation qu’elle lui a inculquée. Il est frappant que les deux femmes ne communiquent guère que par des cris, des injures, des gestes violents et que la rébellion de Petrunya, rappelant à sa mère la façon humiliante dont elle a acheté sa première place au concours de chant de ses sept ans, lui volant ainsi son enfance, sa liberté, son talent, se résolve (ou s’exaspère ?) dans une étreinte désespérée.

Comme si, au bout du désespoir et de l’impossible parole, il n’y avait que la tendresse, confuse et indicible qui, par-delà l’impossible communication verbale, viendrait rééquilibrer l’affirmation personnelle, la revendication exacerbée. Petrunya, à la parole si rare, paradoxalement si douloureuse malgré sa répartie et sa culture, s’est avérée non seulement une femme émancipée, « devenue ce qu’elle est » selon la définition de Simone de Beauvoir, mais surtout un être libre : elle n’a plus besoin de montrer au pope ou au commandant de police leurs contradictions, dans un commissariat-confessionnal, d’opposer la légitimité personnelle de son geste à la légalité officielle ou à l’obscurantiste tradition. Telle sa récente consœur serbe ovationnée – signe des temps – pour avoir tiré de l’eau et gagné à la force du poignet l’emblème sacré, elle peut bien maintenant rendre la croix, objet transitionnel, identitaire au pope médusé – et tracer sa propre voie, un sourire en prime !

Les Météorites de Romain Laguna

Film français, (mai 2019, 1h25) de Romain Laguna  avec Zéa Duprez, Billal Agab et Oumaima Lyamouri

Distributeur : KMBO

Synopsis : Nina, 16 ans, rêve d’aventure. En attendant, elle passe l’été entre son village du sud de la France et le parc d’attractions où elle travaille. Juste avant de rencontrer Morad, Nina voit une météorite enflammer le ciel et s’écraser dans la montagne. Comme le présage d’une nouvelle vie

« Comment parler de ces  » choses communes « , comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes ». « Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire … »  questionnait Georges Perec.

Paradoxalement, avec l’apparition extraordinaire d’une météorite dans le ciel imaginaire de Nina, le film de Romain Laguna  nous plonge  dans sa vie ordinaire, nous montre en passant le banal, tels les manières de s’habiller, de s’occuper , de se déplacer,  de se parler, la gestuelle… Il y a un côté documentaire, témoignage de ce film qui contribuera à montrer aux générations futures comment on vivait en 2019.

Ce film nous dit en effet des choses sur la jeunesse populaire du sud de la France, celle des classes sociales défavorisées, des campagnes et des petites villes, où le chômage est de rigueur, et où la rigueur du chômage, la pauvreté moderne, s’exprime autant dans les codes vestimentaires que  le rapport au monde des personnages. La coupe de cheveux de Morad, sa manière sérieuse de faire son travail de dealer. Romain Laguna est un réalisateur qui filme le deal comme le substitut d’un travail honnête, une sorte de travail commercial. Il y a un côté Philippe Faucon dans sa démarche.

On retiendra aussi l’image superbe du début du film, Nina court sur un pont, le temps de louper son autocar, c’est presque une parabole. Oui, la modernité est là, tapante,  sous la forme d’un pont jaune vif suivie d’une route bien neuve, qui pour elle, mène au Parc d’attractions de dinausaures, (à condition de ne pas louper le car) bref à un petit boulot qui ne peut être que  de vacances.  

Nina et les autres jeunes du film vivent dans un lieu ou le droit de faire des projets existe… pour ailleurs ! Et là encore, tout est posé avec simplicité, on n’en fait pas une maladie, mais on le sait, il faudra partir. « Tu ne vas pas rester dans ce trou Nina » lui dit son ami Alex, « moi je vais voir le monde, je pars à l’armée après les vendanges, rien à foutre de mon père et ses vignes ».

Une autre  réalité contemporaine, l’absence des parents, le père en Algérie de Morad et le père inconnu  de Nina. Nina n’a que sa mère et vit avec elle quand elle est là. D’apparence immature, bronzée, tatouée, tabagique et fumeuse de pétard, aimant la fête, c’est une mère copine, mais une mère tout de même,  qui ne refuse pas le contact physique avec sa fille donc avec qui Nina n’est pas absolument seule. Et le père qui est-il ? Qui le sait ? Peut-être est-ce à lui que Nina doit son angiome dans la région de son œil droit. Le père ? Une météorite !

Nina exprime ses sentiments sans détour. En dépit des conseils d’Alex, son ami, elle choisit Morad qui tout de même… est arabe. Morad peut jouer les petits machos, elle n’en a cure, elle lui parle d’égal à égal. C’est une jeune femme débrouillarde, qui n’a pas peur de jurer, ni de se défendre, ni de jouer au foot. Cette manière d’être femme, dans mon expérience cinématographique commence avec Roseta des Frères Dardennes et se prolonge dans de multiples films à l’image par exemple de l’Esquive d’Abdelafif  Kéchiche avec Sara Forestier, Luna de Elsa Diringer avec Laëtitia Clément » Djam de Tony Gatlif avec Dafné Patakia.

Romain Laguna a une proximité avec son actrice à l’égal de Kéchiche avec les siennes, il scrute les frémissements,  les émotions, la beauté changeante de Nina, toutefois, il le fait avec pudeur, discrétion en recherchant toujours la simplicité.

Simplicité donc, équilibre aussi ! Pour ce film, il a voulu un format  1.33 parce qu’il trouve qu’il n’en faut pas davantage pour équilibrer entre les décors naturels et les personnages. Et cette même recherche de l’équilibre, on la retrouve aussi dans l’alternance des plans, le dedans, le dehors, le jour la nuit, la ville, la campagne. Tout cela n’empêche pas les petits clins d’œil esthétiques, Nina dans la cuve de raisin et Nina surplombant le cratère. 

Que se passe-t-il pour Nina ? Pas grand-chose, les choses dont la vie est faite. Une amourette qu’elle croit amour, une tranche de vie vers Béziers, entre les cités dortoirs, les villages, la montagne, avec  les rivières et les vignes, les herbes folles et les cailloux qui roulent sous les pieds. Où il ferait bon vivre s’il n’y avait pas ces lieux lointains où l’on peut concevoir des ponts jaunes… La Nina de Romain Laguna pense que tout sera différent puisqu’elle a vu une météorite s’écraser sur le Mont Caroux, qu’elle a escaladé ce Mont-Caroux, (comme un rituel de passage, celui qui sépare l’adolescente de l’adulte) Ça devrait lui porter chance, en tous les cas, elle le pense et elle est prête pour ça.

Sans doute y a-t-il quelque chose de Nina chez Romain Laguna qui par elle revisite avec tendresse les paysages de son enfance.

68, mon père et des clous (2)

68, mon père et des clous, je remonte le titre et le temps.
Les clous de mon enfance puis mon père et, par extension, mon grand-père, gardiens de clous dans des boites précieuses , longtemps interdites, permises en accès temporaire et surveillé, à mon frère, d’abord, puis à moi, grande, alors, pour de vrai et très vite en possession moi-même de ma propre boîte à clous que je continue de remplir avec ceux trouvés par terre, partout. Interdiction, impossibilité (presque) maladive de les laisser là … Et je me rappelle la quincaillerie de mon enfance, rue Dorée, trois marches, la porte, je re-sens cette odeur si particulière… ça faisait si longtemps ! Monsieur M savait compter et comme son époux, Madame M portait une blouse. Ses cheveux naturels étaient maintenus en place par deux petites barrettes pour une tenue permanente jusqu’à la fermeture. Tout, et c’était beaucoup, parfaitement rangé, jamais à court, déclaré admirable ce qui m’amène à 68, le 68 de mon adolescence.
Alors, c’est à ça qu’un de ces diables devenu vieux pourrait ressembler, aussi?

Jean est un mystère. On en apprend sur lui mais pas tant que ça. Même sous la torture, il ne parlerait pas. On comprend qu’il a été marqué au fer rouge de ses idées perdues. Lui n’en est pas mort, mais les marques sont là. D’autres les auraient cachées devant un auditoire, ou dans une boucherie … Non, trop prenant et/ou trop violent pour ce Jean-là. Après une vie de quincaillier, l’âge venu, devant nous, il ne laisse presque rien paraître du déchirement de laisser ses employés licenciés, eux si tristes d’être obligés de les quitter, lui et Bricomonge, leur antre, leur refuge. Il fait face. Ne pleure pas. Hors champ, il aura pleuré, sans doute … Pleuré sur ces belles années où les clous se vendaient tout seuls, pas besoin de compter. Ces années de tranquillité et de rencontres aussi.
Mais lui reste-t-il des larmes ? A son fils il semblerait qu’il n’ait pas parlé des années d’avant, celles qui l’ont, à la fois endurci et en même temps carapaçonné, alors, ni vu, ni connu, je t’embrouille, il tient bon, fait face, ne lâche rien. Malin, il enrobe, joue au chat et à la souris, pas de problème : le chat c’est lui.
On comprend qu’un jour, il y a longtemps, Jean a décidé de déposer les armes et que leur poids l’a mis à terre. Après … On comprend qu’un jour, il s’est redressé. Qu’on l’y a aidé. Après …
Après, quand il a tenu debout, qu’elle a pû le lâcher, qu’il a recommencé à marcher, il n’a pas bien su où aller et, aucune autre activité ne pouvant alors l’occuper à plein temps, il a choisi de se rafistoler à son compte, dans le foutras d’une quincaillerie et pouvoir, ainsi, incognito, continuer à penser. Penser toujours et si, en plus il y a des makrouts. Hmm !
Un film délicieusement mélancolique.

Marie-No