Le Client d’Asghar Farhadi

 

Prix d’interprétation masculine et Prix du scénario au Festival de Cannes 2016
Du 22 au 27 décembre 2016
Soirée-débat mardi 27 à 20h30

Présenté par Eliane Bideau et Georges Joniaux
Film iranien (vo, novembre 2016, 2h03) de Asghar Farhadi avec Shahab Hosseini, Taraneh Alidoosti et Babak Karimi  
Synopsis : Contraints de quitter leur appartement du centre de Téhéran en raison d’importants travaux menaçant l’immeuble, Emad et Rana emménagent dans un nouveau logement. Un incident en rapport avec l’ancienne locataire va bouleverser la vie du jeune couple.

 

Le client, un jeu de miroir

 On observera que le titre international de ce film, The Salesman, fait écho à la pièce d’Arthur Miller*(1), Mort d’un commis voyageur. Cette citation est revendiquée.

Cette pièce est étudiée dans les Lycées à Téhéran, donc elle ne pose pas de difficulté a priori avec la censure.

Curieusement, cette pièce autorisée, lorsqu’on la met en scène, qu’on la joue, montre ironiquement la bêtise millénaire de la censure. Et A.Farhadi par une gentille ironie, pour symboliser la nudité d’une prostituée, fait jouer l’actrice habillée d’un ciré rouge et d’un chapeau noir. Ce qui fait franchement rire un acteur de la pièce lors d’une répétition.

Il lui faut aussi protéger celle qui figure la prostituée en lui donnant une vie décente, bien réglée. Car entre figurer et être, pour le censeur la marge est étroite.

Cette censure peut être plus insidieuse et tristement comique. Dans cette pièce, jouée quelque part à Téhéran, la femme de Willy Loman, le commis voyageur, au lieu de remailler des bas, reprise des chaussettes. La censure ne se contente pas de « cacher ce sein nu » elle réprime jusqu’aux éventuelles évocations érotiques contenues dans une paire de bas.

Pourtant, la mort d’un commis voyageur est le faux double du film d’A.Farhadi. C’est l’histoire d’un humble « colporteur » Newyorkais, vaincu, humilié qui n’a ni colère ni ressentiment, seulement du dépit et de l’incompréhension pour un monde qui n’est plus le sien. L’essor urbain, la masse humaine  et les bouleversements sociaux, les changements de rapport dans un travail où il a tant donné, au mépris de l’éducation de ses enfants, son licenciement sauvage, la misère qui vient sonneront son heure. Analogies en effet : l’essor urbain, ces masses humaines qui enflent la ville et qui changent tout, la misère du « client » qui n’est pas seulement sexuelle et qui ressemble bien à celle de Willy Loman (le commis) qui fréquente lui aussi occasionnellement une prostituée.

Remarquons en passant que dans les interviews, Farhadi évoque cette pièce pour parler d’une manière indirecte des bouleversements de la vie à Téhéran.

Mais là s’arrête peut-être l’analogie. Et la pièce ne doit pas faire écran à ce qui est sur l’écran. Ce qu’il nous donne à voir, c’est aussi la montée progressive d’une violence qui transforme l’homme en bête. Quelle bête ? Les bêtes sont-elles si méchantes ? Dans ce cas, on est sûr que non, car dans les citations du film, il est fait allusion au conte « la vache » qui est aussi un film. J’hasarde que la bête dont il est question est celle d’un bestiaire imaginaire des contes et légendes iraniennes. « Dans les vers du chef d’œuvre de Mowlavi, la vache symbolise l’immensité, la fortune, la richesse, mais aussi parfois la dimension animale de l’homme et sa sottise(*2) ».

L’homme qui veut « laver l’honneur souillé » de sa femme finit par montrer d’une réplique cinglante, que ce n’est pas tant la blessure de sa femme dont il veut obtenir réparation que sa propre blessure narcissique, quitte par ses agissements, à perdre l’amour et l’estime de sa femme. Une femme remarquable. Lui, l’intellectuel libéral des classes moyennes supérieures, en pleine force de l’âge, se venge contre un vieillard valétudinaire, sorte de commis voyageur, avec une  délectation colérique et froide. Donc avec sottise. Une sottise tragique qui humilie à faire mourir. Que ce serait-il passé si « le client » avait été son alter égo ?

Plus tard, Emad va reprendre son rôle dans la pièce d’A.Miller qu’il joue chaque soir, celui précisément du commis voyageur. Le paradoxe ne l’effleure pas, il ne regarde pas en lui même. Il n’est plus aimé de sa femme, mais sa conscience du devoir accompli envers et contre tout, lui ira bien pour la suite.

A.Farhadi nous montre la censure dans toute sa sottise et des personnages sots que rien ne censure. Un vieillard pauvre, licencieux et lâche, et un jeune « quadra » intellectuel orgueilleux, sans compassion. A.Farhadi traite d’un sujet universel,  une société civilisée qui pourtant refuse de se voir et des hommes cultivés qui refusent de se voir. On comprend qu’A.Farhadi ait dit lors d’une interview qu’il se sentait plus proche de Rana.

Comme son maître A.Kiarostami, A.Farhadi recherche une vérité. Et j’ai le sentiment que certaines critiques mitigées que j’ai pu lire sur ce film sont un peu celles de tous les Emad (qui voit bien de loin et moins bien de près).

Georges

 

*(1)Mort d’un commis voyageur : de cette pièce d’Arthur Miller, László Benedek  a fait un film avec notamment Dustin Hoffman et John Malkovitch. Chers cramés, Je vous le prête  sur demande.

*(2) Étude sur le symbolisme des animaux dans le Masnavi
Figures interprétables et leur capacité à signifier. Najmâ Tabâtabâee.