Film français (mars 2016,2h24) de Léa Fehner avec Adèle Haenel, Marc Barbé et François Fehner
Présenté par Marie-Annick Laperle
Article de Georges
Voyant ce film, on peut penser un instant à Enivrez-vous de Baudelaire :
« Il faut être toujours ivre, tout est là, c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous! ».
…Mais ça ne va pas tout à fait, tant ce film est foisonnant.
Nous étions prévenus, ce film s’appelle les ogres, et si les ogres s’enivrent, ils ont aussi toujours faim nous rappelle Marie-Annick dès sa présentation.
…Et on pourrait dire que les ogres sont d’abord Léa Fehner et son équipe, tous ceux qui ont contribué à créer ce film, avec son rythme, ses couleurs rutilantes, ses mouvements tournoyants, le contraste des plans, les costumes, les accessoires, la musique …
Cependant et presque paradoxalement, ce film est très équilibré et maitrisé dans la répartition des modes majeurs et mineurs, dans la distribution des rôles, dans le contraste de plans. Pour les rôles, on remarque aussi cet équilibre féminin, masculin, jeunes, vieux.
La réalisatrice et son équipe ont réalisé un film de l’excès et de la déraison, hors norme et superbe.
Quant aux scènes, elles sont un tissu de passages à l’acte débridés. C’est un film dont on pourrait dire qu’il relève d’un état maniaque collectif au sens clinique du terme, où prédominent l’excitation, l’euphorie, l’irritabilité et la colère, la perte de la pudeur, la fuite du temps. Cette troupe nous montre qu’elle n’hésite pas à se battre, à injurier, à mimer la vente d’une femme aux enchères, à passer d’un partenaire sexuel à l’autre, à donner des « cours de sodomie » aux enfants…
Et tout autant, il y a l’état d’âme profond de cette troupe, qu’on voit traversée de mille sentiments contradictoires, ou dominent la précarité, le doute, la tristesse, l’inquiétude, l’angoisse de ces gens qui vivent chaque jour au jour le jour et sont contraints à l’action et au mouvement.
Mais c’est Marc Barbé, Monsieur Deloyal qui apparaît le plus emblématique de l’expérience maniaco-dépressive de cette troupe. Personnage erratique, il porte le deuil de son enfant mort à 13 ans d’une Leucémie aigue lymphoblastique et la culpabilité qui va avec, il en accuse le « chef » qui est aussi probablement son meilleur et son seul ami et il n’arrive pas à être père de nouveau alors que sa compagne enceinte va mettre au monde un petit garçon. Il se bourre d’antidépresseurs et de tranquillisants. Il n’est jamais vraiment là où il est, va d’abattement en passage à l’acte, jusqu’à cette scène touchante de retrouvailles avec son ex-épouse, tous deux broyés par l’événement, comme une demande d’autorisation de reconstruire quelque chose, d’être père de nouveau, avec une autre femme.
Au total, ce film nous montre un groupe d’artistes, où le groupe est le réceptacle de tout, où l’intime et « l’extime » (comme disait Michel Tournier) se confondent. Où des personnages solidaires et pourtant solitaires, portent le masque de la comédie lorsqu’ils vivent une tragédie et inversement.
Ce film est aussi une sorte un pied de nez à la dépression, à la précarité des choses, aux amours qui fichent le camp, au temps qui passe, aux drôles de gueules qu’ont peut avoir parfois, et à la mort qui rode, mais pas n’importe comment, comme dans un poème saturnien.
Georges