« L’Histoire officielle » de Luis Puenzo

HISTOIRE OFFICIELLE
Primé au Festival de Cannes en 1985, Oscar et Golden Globes du Meilleur film étranger en 1986Du 27 avril au 2 maiSoirée-débat dimanche 30  à 20h30
Présenté par Claude SabatierFilm argentin (vo, 1985, 1h52) de Luis Puenzo avec Norma Aleandro, Héctor Alterio et Hugo Arana

Alicia, professeur d’histoire dans un lycée de Buenos Aires, mène une vie tranquille et bourgeoise avec son mari et la petite Gaby qu’ils ont adoptée. Dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée, elle a toujours accepté « la version officielle » jusqu’au jour où le régime s’effondre. L’énorme mensonge se fissure, et Alicia se met à suspecter que Gaby pourrait être la fille d’un « disparu ». Débute alors un inexorable voyage à la recherche de la vérité, une quête dans laquelle Alicia pourrait bien tout perdre.

 

Si la vérité historique n’émerge que lentement dans la mesure où, selon un étudiant d’Alicia, dans une dictature, « l’Histoire est écrite par les assassins », que dire de la vérité intime, dès lors qu’elle nous oblige à ouvrir les yeux sur nous-mêmes, à penser et tout repenser autrement, à remettre en cause l’équilibre de notre famille et jusqu’à notre fragile bonheur ? C’est le pari cinéphilique, le dilemme moral que soulève « L’Histoire officielle » de Luis Puenzo, film historique et drame psychologique, tourné en 1984, sorti en 1985, qui, alors peu prophète en son pays, connaîtra une consécration mondiale en 1985 avec le prix d’interprétation féminine pour Norma Aleandro et l’Oscar du meilleur film étranger en 1986 (10 ans après le coup d’Etat du 24 mars 1976) pour une vraie reconnaissance nationale, enfin, la même année.

Cette oeuvre de conscience et de mémoire, restaurée en octobre 2016, dont la diffusion par Ciné-Culte et les Cramés intervient opportunément face à la présence de l’extrême droite au second tour des présidentielles, évoque la fin de la dictature argentine (1976-1983) en mars 1983, alors que les manifestations en faveur des 30 000 disparus, 15 000 fusillés, 9000 prisonniers, 1,5 millions d’exilés du régime, les marches hebdomadaires place de Mai des grands-mères d’enfants arrachés à leur mère et « adoptés » par les séides de Videla et le traumatisme de la désastreuse invasion des Malouines en 1982 avec ses 650 morts argentins soufflent un vent de contestation qui emportera le régime en octobre 83, date des premières élections démocratiques depuis 7 ans. Quand on sait l’angoisse de Norma Aleandro à l’idée de jouer dans ce film, les menaces physiques de la dictature sur la mère d’Amelia Castro qui joue la petite Gaby, on mesure les risques pris par le cinéaste de « La Peste », que le coup d’Etat avait détourné du cinéma vers le film publicitaire, et qui n’hésitera pas à utiliser des images réelles des manifestations réprimées des « Folles de mai » (selon la phraséologie totalitaire) ou un album authentique de photos d’enfants enlevés à leur famille recueillies ou affichées dans le local des courageuses « abuelos ». La mise en scène en retire une authenticité accrue, et une étonnante fluidité – la dimension documentaire nourrissant l’invention, la fiction, en retour, paraissant d’autant plus proche du réel que la perspective familiale parle à notre intimité et autorise l’empathie pour Alicia, conquérante et martyre de la vérité : le cinéaste dit s’être inspiré de l’un de ses films-fétiches, « Kramer contre Kramer », de Robert Benton, sur le divorce, avec Mery Streep et Dustin Hoffman, pour dépeindre le délitement du couple Alicia-Roberto. Si l’on ajoute que Luis Puenzo a dû rester prudent et simultanément ruser, non sans audace, avec le pouvoir en déclarant son tournage terminé en 1983 pour pouvoir le poursuivre clandestinement à son domicile jusqu’en 1985, on ne peut qu’admirer davantage le combat pour la liberté de cinéastes jouant au chat et à la souris avec la censure, tel Jafar Panahi envoyant à Cannes son « Ceci n’est pas un film » sur une clé USB.

Mêlant habilement l’arrière-plan historique et le drame familial sans souligner ni sacrifier jamais ces deux dimensions, autour des trois strates de « l’Histoire officielle », de l’Histoire enseignée par Alicia avec une certitude de plus en plus chancelante et de l’histoire intime, ce film nous montre donc une enseignante d’histoire de Buenos Aires dans un lycée de garçons chahuteurs et contestataires – premier coup de boutoir contre ses certitudes – mariée à un homme d’affaires semble-t-il fort proche du pouvoir : le contexte politique et surtout le retour inopiné d’une amie d’enfance qui lui fait le récit glaçant des tortures endurées pour son ami dissident et disparu, dessillent une éducatrice plutôt naïve – ou volontairement aveugle ? Pire, l’allusion, involontaire ou calculée ? – d’Ana aux bébé volés et vendus provoque en elle un choc sans retour en fissurant sa bonne conscience : d’où vient au juste Gaby, son adorable fille de 5 ans ? Et si le bébé que son mari lui avait ramené sans explication, supposément adopté à une mère défaillante, était finalement l’un de ces enfants de la dictature arrachés à leur famille dans un souci de « purification idéologique », d’ « eugénisme éducatif », si l’on peut dire ?

Dès lors, rien n’arrêtera la quête à la fois intimement nécessaire et familialement destructrice d’Alicia : le tragique est en marche en ce que le dévoilement d’une vérité inéluctable sera un douloureux arrachement au mensonge pour une réappropriation de soi-même. Arrachement au mensonge d’autant plus nécessaire qu’Alicia a vécu toute son enfance dans l’ignorance et l’affabulation : on lui a laissé croire que ses parents, morts dans un accident de voiture, étaient partis pour un long voyage, qu’ils reviendraient, jusqu’au jour où elle a découvert leur tombe. Arrachement au discours lénifiant et spécieux de l’Eglise, dont la hiérarchie a soutenu une « Révolution nationale et catholique », à l’ordre moral triomphant, aux relents nazis et antisémites, aux références inquisitoriales et exterminatrices, à la haine irrémissible dans sa « guerre sale » contre le étudiants, journalistes et syndicalistes, allant jusqu’à faire tuer ses opposants à l’étranger dans le cadre de « l’opération Condor » : faut-il rappeler que la dictature de Videla, outre les escadrons de la mort qui raflaient et pillaient, pratiquait « les vols de la mort » consistant à jeter du haut d’un avion des opposants vivant et drogués pour leur assurer une mort « très chrétienne » ? Comment s’étonner dès lors que le prêtre en son confessionnal noie vite la soif de vérité d’Alicia dans l’eau froide de la volonté divine et de « l’absolution » des péchés (de doute ? d’humanité ?) contre une vérité humaine par trop dérangeante ? Arrachement aussi au bonheur factice de cette union mal assortie avec un homme qui flirte avec les généraux au pouvoir, laisse accuser et « disparaître » un collègue de travail, traite Ana, torturée, d’ « ordure » communiste, dans un sombre parking où se révèle son vrai visage, qui se trahit en fustigeant la « dissidence » du compagnon d’Ana sans préciser d’où il tient cette information, et frappe enfin son épouse pour avoir déposé Gaby chez sa mère et voulu le sensibiliser ainsi à la douleur parentale de l’enfant disparu : la façon dont Roberto cogne la tête d’Alicia contre le mur et le geste sûr, concerté, par lequel il lui écrase la main dans l’entrebâillement de la porte, ne laissent aucun doute sur la nature tortionnaire du personnage, bien au-delà de violences conjugales exacerbées.

On conçoit mieux l’intérêt pour le réalisateur d’avoir finalement choisi le point de vue de la mère adoptive plutôt que celui de la grand-mère, initialement prévu : le film eût été sans doute plus didactique, voire démonstratif ; l’identification à la grand-mère recherchant sa petite-fille aurait pu conduire à un propos larmoyant tandis que la démarche d’Alicia, plus aléatoire et dramatique, plus authentiquement tragique car source de déchirement entre le confort intellectuel et l’exigence de vérité, s’offre à l’identification romanesque comme à une réflexion éthique : si quelques critiques vétilleux regrettent un certain manichéisme des personnages (mais l’odieux Roberto pleure, aime sa femme et adore sa fille !) que souligneraient des gros plans insistants et une musique plus illustrative que suggestive, l’ignorance et la naïveté, parfois peu vraisemblables, d’Alicia nous interpellent moins sur le Bien ou le Mal que sur la « zone grise » où évoluaient alors, selon Puenzo, 95 % de la population : que savait la population argentine des disparus et de ces enfants volés dont 120 ont été retrouvés en 1983, dont 380, devenus quadragénaires, vivent aujourd’hui en Europe ou recherchent encore leurs origines ? (Il y aurait encore en 2017 des manifestations contre les disparitions, comme celles de la place de Mai…) Comment Alicia, professeur d’histoire, témoin de la mémoire, célébrant avec ses élèves Mariano Moreno, journaliste, révolutionnaire de Mai 1810 et héraut des Lumières, a-t-elle pu ne pas s’interroger plus tôt sur les circonstances mystérieuses de l’adoption de sa petite Gaby ? Pourrait-il y avoir un déni de vérité ou, à tout le moins, un refus du doute, comme il y a un déni de grossesse, pour préserver son bonheur et asseoir un socle de certitudes vitales ? Comme dans la France de 39-44, où commençait la collaboration avec la junte militaire ? Et jusqu’à quel point la résistance était-elle possible ?

Oui, entre le Bien et le Mal, la zone grise déploie la tremblante palette des compromis, prudents moyens termes ou compromissions, voire trahisons ? Le repas de famille, scène classique au cinéma, en l’occurrence chez les parents de Roberto, va, par-delà le plaisir crispé de retrouvailles tant attendues, recréer – définitivement ? – la fracture entre Roberto et son père qui, comme son frère, lui reproche sa fortune suspecte, sa réussite sans âme en lui opposant leur vertueuse pauvreté, leur humanisme vigilant. Très vite, à partir d’une boutade (ou d’une provocation ?) du père sur les « dollars » que ferait « pleuvoir » Roberto, la discussion tourne  à l’affrontement : dans un plan très pictural, sous le regard du père en pleurs au bout de la table, les deux frères, de part et d’autre, règlent leurs comptes, tandis que les femmes se sont écartées, par prudence instinctive ou soumission ancestrale, de cette discussion politique. Le propos pourrait paraître manichéen mais, dans une dictature, peut-on vraiment réussir sans se compromettre ?

Si le film à mon sens évite le manichéisme, sinon un certain didactisme bien compréhensible, il sait aussi refuser la complaisance du pathétique. Le sujet s’y prêtait pourtant ! La rencontre entre Alicia et la grand-mère qui lui montre les photos dont elle dispose a beau bouleverser la mère adoptive de Gaby, l’émotion est comme tenue à distance par l’ambiance détendue du café et la présence de jeunes jouant au flipper. Déjà, la longue scène du récit par Ana de ses tortures nous avait surpris par le mélange des registres, l’horreur arrivant sans prévenir, dans le naturel d’une conversation anodine, mieux, du fou rire de deux amies d’enfance passablement éméchées : par un curieux décalage entre les paroles et la réaction suscitée, Alicia avait continué à rire, à sourire alors que, depuis plusieurs minutes déjà, Ana avait entamé la relation terrifiante des persécutions subies…Et il avait bien fallu  quelques instants de plus pour que la physionomie d’Alicia se mît enfin en accord avec les circonstances, que sa pensée embrumée s’ouvre à la vérité, son cœur anesthésié à la compassion, ses bras à l’étreinte fraternelle.

Il avait fallu, comme dans la vie, le temps de la prise de conscience dans  l’afflux des pensées immaîtrisées, dans la discordance d’images contradictoires de vie et de mort. Comme au cinéma : un raccord laborieux et douloureux pour épouser la souffrance indicible de l’autre et entrouvrir ses propres gouffres pour la joie amère et lucide du spectateur.

Claude

 

P.S : Pour tous ceux que l’histoire des 500 enfants volés intéresse, sur France Inter,  vous trouverez  ici le lien pour accéder à LA MARCHE DE L’HISTOIRE, émission de Jean Lebrun , consacrée, le lendemain de notre soirée-débat, aux grands-mères de la place de Mai :

http://direct-radio.fr/france-inter/podcast/Jean-Lebrun/La-marche-de-l-histoire

A la télé vous trouverez :  Argentine, les 500 bébés volés de la dictature  diffusé sur France 5   MARDI 2 MAI20h50

https://www.youtube.com/watch?v=KTQyoF5xFEo

DocumentaireDurée : 1h35min

 

 

 

2 réflexions au sujet de « « L’Histoire officielle » de Luis Puenzo »

  1. Comme annoncé lors du débat sur « L’histoire officielle », voici les deux romans policiers relatant
    l’affaire des « bébés volés » pendant la dictature franquiste, en Espagne :
    – Marc Fernandez, Mala vida
    – Clara Sanchez, Entre dans ma vie.
    Bonne lecture …

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